L'Aube des damnés
Le tintement d’une série de notifications arrivées sur mon portable me sort du sommeil au petit matin. J’émerge au ralenti.
Le visage plissé par une grimace, j’étire mon corps endolori et roule sur le dos, le bras tendu vers la table de nuit. Mes yeux, froncés pour réduire la lumière incommodante de l’écran du téléphone, glissent sur les différents messages entrant. Quelques-uns proviennent de ma mère, les autres de mes deux chefs de faction. Sans doute concernant mon intervention imprévue de la veille dans les rues brésiliennes.
Rien qui ne puisse être remis à plus tard.
J’active le mode silence et abandonne l’objet. Ma tête retrouve sa place contre le torse de mon amant, encore allongé à mes côtés après nos ébats de la veille. Un rare privilège que je savoure à sa juste valeur.
T’es resté, lui soufflé-je mentalement.
J'avais rien de mieux à faire, répond tranquillement Khaleel.
L’ébauche d’un rire secoue doucement ma poitrine et, en levant la tête vers lui, j’ai le plaisir de tomber sur son visage paisible.
Bien réveillé, Khaleel baisse vers moi un regard calme et enroule un bras autour de mes épaules. Je doute fort qu’il s'abandonne réellement au sommeil en ma compagnie. À cause de nos différents face-à-face, il subsiste en lui une certaine méfiance à mon égard. Pourtant, il se repose parfois à mes côtés après nos parties de jambes en l’air.
J’ai longtemps évité de tomber dans ce genre de routine ; dormir avec mes partenaires. Il n’y a rien de mieux pour développer des sentiments indésirables qui compliquent tout. Mais avec Khaleel, les choses sont différentes.
Contrairement aux autres hommes que j'ai connus, il me comble de satisfaction au lit. De plus, Khaleel conçoit mon implication dans le monde surnaturel et ne pleurera pas ma mort. Je n'ai pas à m'inquiéter que mon métier le mette en danger et il est le seul qui parvienne encore à me faire penser à autre chose que mes tourments, même si son existence en est une des causes principales. Donc, en dépit du fait qu'il puisse être un monstre sanguinaire, je me sens entier, auprès de lui. Authentique.
Mon bon sens a beau me travailler par moments, essayer de m'efforcer de lutter contre mon attirance pour lui ne mènera jamais à rien. J'étais déjà coupable du péché dévorant de luxure bien avant d'être damné. Tant que Khaleel respectera sa promesse de ne plus s'en prendre à des innocents, je me résignerais à fermer les yeux sur son engeance et ses activités nocturnes. Cela ne signifie pas que je place en lui une confiance aveugle, ou que j’oublie ce qu’il est vraiment.
Sa main longe nonchalamment la ligne de mon dos, sur lequel il tâte les contours de la griffure qui boursouffle ma peau. En aucun cas son œuvre, contrairement à celle sur mon torse, mes cuisses, ou les traces de morsures sur mon cou et mon épaule.
Je lève la mienne, et caresse sa barbe d’un geste machinal.
— Le soleil ne va pas tarder à se lever.
Je m’étire encore un peu avant de descendre du lit.
— J'imagine que tu vas bientôt t'en aller, poursuis-je d’une voix molle.
Je suis pas un vampire, j’te rappelle.
Ce n’est pas ce que laisse penser ta fâcheuse habitude de planter tes canines dans ma chair. Tu dois avoir faim, en plus.
Fais pas genre, t’adores que je te goûte. Et non, j’ai pas faim. Je serais stupide de venir te voir le ventre vide.
— Mmh…
Je l’abandonne tout de même au lit au profit du balcon, sur lequel je m’engage après avoir ouvert la grande baie vitrée teintée.
La fraîcheur du vent empreint de rosée matinale souffle sur ma peau nue. Je ferme les yeux et prends une grande bouffée d’air pur. Le paysage verdoyant des montagnes de Rio de Janeiro, échappant tout juste au manteau sombre de la nuit, s’étend à nouveau face à moi lorsque je rouvre les paupières.
Depuis que je me suis condamné à l’Enfer, j’ai encore plus à cœur de profiter des petits plaisirs terre à terre de la vie. Avec tous mes tourments, et les changements opérés chez moi, sur lesquels je n’ai aucun contrôle, admirer les œuvres de Dame Nature me permet de me raccrocher à un émerveillement souvent source de sérénité.
Je tourne lentement la tête vers l’intérieur de ma chambre d’hôtel lorsque le grincement du lit trahit les mouvements de Khaleel. Il s’étire dans de grands gestes désinvoltes, balance ses jambes hors du lit et se lève à son tour. La couverture satinée glisse de ses hanches. Elle retombe à peine mollement que les pas lents de ses pieds sur le sol deviennent les foulées calmes de quatre larges pattes aux griffes aiguisées. L’ombre surnaturelle épaisse qui l’entoure lorsqu’il se transforme se dissipe comme une fumée tout ce qu’il y a de plus naturelle. Khaleel s'ébroue, et je peine à retenir un profond soupire.
Je préférerais qu’il garde son apparence humaine lorsque nous sommes ensemble, mais qui suis-je pour le lui imposer ?
Aussi étrange que ela puisse paraître, je comprends qu'il se sente plus à l'aise sous sa forme originelle. Khaleel n’a aucunement honte d’être ce qu’il est. J'ai fini par m'y habituer. Après tout, sous cette forme, il est à peine plus immonde qu’un loup-garou.
Je longe la main vers lui alors qu’il arrive à mes côtés, osant amorcer un mouvement pour toucher les poils drus de son encolure.
N'y pense même pas, gronde-t-il en montrant un peu les crocs. Je suis toujours pas ton clebs.
Je me rétracte, le coin de mes lèvres soulevé en un demi-sourire.
— Et un jour de plus dans ma vie de damné, soufflé-je sans m’offusquer de son attitude revêche.
Jamais je n'aurais pensé dire ça.
Je m’avance pour croiser les bras contre le garde-corps en bois. Khaleel laisse échapper un bruit semblable à un rire étouffé. Sa vue est différente de celle des humains, il m'a expliqué percevoir le monde en nuances de sang et de cendres. Sachant que la lumière l'affecte quelque peu, je soupire doucement :
— T’apprécies aussi la vue ?
Assez, ouais.
Ses yeux rouges sont toutefois braqués sur moi.
Qui t’a fait ces entailles dans le dos ?
— Mauvaise rencontre en rentrant du dîner diplomatique dont je t’ai parlé. Une Dame Blanche, qui ne hante plus de ce monde grâce à mon intervention, et la jeune fille qu’elle tentait d’emporter est saine et sauve. Je n'ai encore vu personne pour m’aider avec un sort de guérison… Mais, bien que je ne sois qu’un faible humain à tes yeux, je ne risque pas d'en mourir, je te rassure, plaisanté-je.
C'est moi qui te buterais. Rien d'autre. Et à partir de maintenant, je vais m’en assurer.
Je pouffe d'un rire narquois, seulement il est sérieux. Il s’assoit sur son séant et garde sa tête massive tournée vers moi. Sa gueule fermée m'épargne la vue de ses horribles crocs, mais les abysses sanglants que sont ses yeux me fixent.
Malgré mon frisson d'inconfort, je m'efforce de soutenir regard.
— C'est une façon assez originale de déclarer combien tu m'aimes, même si je ne vois pas trop comment t’aurais pu combattre une entité spectrale.
Ça m’étonne pas. Tu sous-estimes toujours ce dont mon espèce est capable. Et je ressens pas ce genre de chose... Mais jusqu'à ce que mon maître réclame ton âme, t'es à moi.
J’incline légèrement la tête.
La façon dont il le dit me donne encore l’impression qu'il s'agit de plus que la simple expression de sa possessivité. C'est comme si… mon pacte avec son créateur avait officiellement fait de moi sa chasse gardée. Peut-être a-t-il été désigné pour m’avoir à l’œil ? M’épier est un de ses passe-temps favoris.
Je paris que l’humaine que t’a sauvée s’est même pas prosternée à tes pieds pour te remercier.
Cette remarque incongrue me tire un nouveau rire.
— Fort heureusement, la plupart des humains ne sont plus régis par le genre de système de domination hiérarchique qui règne en Enfer.
Connerie ! Ils devraient tous s’incliner face à toi, question de respect. Au lieu de ça, ils te dénigrent et tu passes ton temps à te lamenter sur tes choix, jugés immoraux par ceux-même pour qui t’as gagé ton âme. Par-dessus le marché, tu justifies leur hypocrisie. Ça me donne envie de te mordre pour te remettre tes putains d’yeux en face des trous.
Sa vision tranchée des rapports humains est parfois un violent rappel de sa nature, mais j'apprécie de pouvoir lui parler de mes problèmes quotidiens. Autant familiaux que ceux liés à mon travail même si, pour des raisons évidentes, je ne lui révèle ni ce qui expose les rouages de l’OLCCS ni les secrets liés à ma profession.
Son ton est moins révolté lorsqu’il reprend :
Jamais une créature infernale qui se sacrifierait pour les siens ne se ferait traiter comme ils te traitent.
— Je serais traité comment, une fois là-bas ? murmurré-je, d’un coup fébrile.
Le silence plane quelques minutes, Khaleel étant réticent à me révéler quoique ce soit concernant son monde.
Le maître jouira de toi comme il l'entend.
J’ai conscience que je n’obtiendrais pas plus précis comme réponse.
— Est-ce que... je me souviendrais de ma vie ? De qui j'étais ?
Au début, oui.
Si t'as de la chance, reprend-il après une courte pause, tu t'en rappelleras pas trop longtemps.
J’imagine que ce serait effectivement pour le mieux. Mes décisions me torturent déjà assez de mon vivant.
Pensif, je me pince un instant les lèvres et reviens à la charge avec une dernière interrogation.
— Tu penses qu'on se reverra, en Enfer ?
Nouveau silence.
L'oreille de Khaleel frémit, comme s’il réfléchissait à cette probabilité plutôt qu’au fait de me révéler la vérité. Puis, il s'allonge, croise nonchalamment ses pates avant et pose son énorme tête dessus.
Sûrement que oui.
Un sourire résigné étire mes lèvres tandis que je l'observe contempler le paysage à travers les barreaux de la rembarde. L’idée de le retrouver par-delà la mort, quelque soit mon destin au royaume de Lucifer, suffirait presque à adoucir mon amertume.
Je laisse moi aussi glisser mon regard morose vers l’horizon, où l’éclat du soleil naissant embrase les bras du Christ Rédempteur d’une lueur rouge, aussi vive que les yeux de mon amant.
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FIN
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