Rencontre infernale
Outre son lugubre présage, la fraîcheur de cette nuit de pleine lune n'a rien de commun avec celle du donjon de Sibérie. Tourné vers l'Est, au bon milieu de la jonction de ces deux axes routiers mineurs, je balaie des yeux les environs tout en me repassant les détails du plan en revue.
L'autel est en place, les symboles d'invocation sont tracés en lignes de craie épaisses sur le goudron du sol, la coupelle est prête à être remplie. Seuls le bruit du vent dans les nombreux arbres qui m'entourent et les aboiements des chiens du voisinage troublent le calme nocturne du quartier. À cette heure tardive, ce site historique est généralement désert. Ne laissant cependant que peu au hasard, j'ai préféré demander au Conseil français que les routes qui convergent vers ma position soient bloquées. Une requête qui a été acceptée avec plus d'aise que mon extravagante idée de mettre ma vie en danger pour racheter mon incartade chez les russes. Mais défier le Mal, déjouer la mort, n'est-il pas déjà mon lot quotidien ?
Malgré l'évidence, je prends une grande inspiration afin de ralentir les pulsations erratiques de mon cœur. Les relents des sargasses* qui polluent l'eau du port, et tout le littoral de l'archipel, pourraient me faire regretter ce souffle profond si mon esprit n'était pas accaparé par les évènements à suivre. Cette bataille est certainement la plus décisive de toute ma carrière. Je me devais de la mener sur un terrain que je connais comme ma poche : mon île natale, et dans un lieu qui embrase toute mon essence.
Galvanisé par l'écho silencieux des souffrances et des plus fervents espoirs de mes ancêtres, je réajuste la ficelle de ma médaille protectrice autour de ma main et me lance enfin.
— Ô, Maître des serments impies, entonné-je en démonique, au seuil de la nuit, je t'invoque. Que ma volonté s'accomplisse, par les larmes et le sang.
Je me tranche la paume d'un coup sec à l'aide de mon poignard. Lèvres pincées sous l'effet de la douleur, je réitère deux fois l'incantation tandis que mon sang cascade de mon poing fermé.
La coupelle placée au centre de l'autel, entourée de bougies noires, se remplit assez vite sous mes yeux embués. Les battements furieux de mon cœur cognent dans mes tempes. La quantité de sang et d'énergie qui quitte mon corps me donne de brusques vertiges. Je chancelle, mais la détermination qui crépite dans mes veines me garde en mouvement. Je serre les dents et prends appui sur le sol avant de tendre ma main sanglante vers ma photo. Je la sors de sous la coupelle et la porte sans hésitation à une des bougies enflammées.
Maculé du sang qui coule encore de ma plaie ouverte, mon portrait se consume tout entier à peine ai-je plongé son coin dans la flamme. Son explosion en une multitude de petites braises me cause un léger sursaut. Ces dernières se transforment en pluie de cendres lorsqu'elles s'éteignent. Presque instantanément, le sang recueilli dans la coupelle commence à tressauter, puis se met à bouillir. Fébrile, je me redresse sur mes jambes avec lenteur, le souffle rendu court par l'appréhension. Mes yeux, alertes malgré mon état de faiblesse, scrutent toutes les ombres tandis que j'appuie une compresse contre ma paume pour ralentir mon saignement.
Les secondes qui s'égrènent me paraissent interminables. J'enroule machinalement une bande autour de ma main tout en cogitant, sceptique quant au fait qu'il ne se passe plus rien.
Bien que ce soit mon premier essai du genre, j'ai tout exécuté de façon méticuleuse. C'est le cas pour tout ce que j'entreprends. La possibilité d'échec est donc infime. Cette invocation est l'une des plus anciennes, tout droit sortie d'un ouvrage interdit, à juste titre surnommé Livre du D-
Le fil de mes pensées s’interrompt quand mon regard tombe soudain sur trois énormes chiens. Apparus de nulle part, ils me toisent à quelques mètres, sur la route qui me fait face. Grâce à l'éclairage jaune des lampadaires, je distingue un doberman, un rottweiler et un pitbull noir.
D'abord assis, ils se ruent tout d'un coup dans ma direction en jappant. Je suis tenté de détaler à toutes jambes ! Plus que leur assaut, ce sont leurs aboiement tonitruants, semblant tout droit sortis de l'Enfer, qui me font tressaillir. Je garde les yeux grands ouverts et m'efforce d'endiguer mes réflexes de survie afin de rester aussi calme que possible.
Ma terreur, grimpée en flèche, diminue lorsqu'ils ralentissent leur course effrénée, moins d'un mètre avant d'arriver à ma position. Les regards toujours rivés vers moi, ils grognent sur leur passage et me contournent simplement. Selon diverses croyances, me retourner pour les suivre du regard risquerait de me maudire sans même que j'arrive à mes fins. Ainsi, je reste positionné vers l'Est, comme le requiert le rituel.
Cette sensation désagréable, celle de suffoquer sans que rien de visible ne m'oppresse, m'assèche la gorge. C'est le signe que l'air s'épaissit autour de moi, à mesure que le voile entre la Terre et l'Enfer se déchire. Je régule mon souffle erratique au mieux. Mon attention quant à mon environnement redouble et, pourtant, je me fais surprendre comme un bleu.
— Quelle incroyable indécence... de m'invoquer à proximité d'une église.
La voix suave qui s'infiltre chaudement dans mon oreille fait frissonner tout mon être. Une violente chair de poule s'empare de mon corps, effet incontournable lié aux archi-démons ; la classe au-dessus des démons supérieurs. Plus rapide, plus puissant et bien plus sadique qu'un chien de l'Enfer, celui-ci pourrait me lacérer en un battement de cils si l'envie lui prenait.
Ses ongles, aussi pointus que les couteaux les plus aiguisés d'un chef étoilé, me tiennent en respect au niveau de ma pomme d'Adam. Au moindre faux pas, je finirai égorgé. Les nerfs soumis à rude épreuve, je serre mon amulette dans ma main et déglutis difficilement avant de répondre :
— Une église, mais pas que... J'ai pensé que ce lieu de rencontre vous plairait.
— À raison, souffle la créature après avoir humé l'air. Goûter l'horreur et la souffrance qu'ont éprouvées toutes ces âmes innocentes est tout à fait... mmm, excitant !
Son gémissement salace ne me dégoûte pas autant que sentir son corps brûlant se coller lascivement à mon dos. Son bassin se presse contre mon fessier et ses ongles mortels laissent place à la morsure embrasée de sa paume. Le démon exerce une pression mesurée, suffisante pour entraver ma respiration mais trop légère pour m'étrangler. Je contracte les mâchoires à son toucher volcanique et ronge mon frein.
Les démons jubilent de moquer nos dieux et mépriser les religions, mais s'il y a bien une chose qu'ils adorent par-dessus tout, ce sont les lieux et les personnes marqués par le tourment. En invoquant le maître des Croisements ici, je misais sur un combo gagnant.
Sur ma droite, à un peu moins de deux cent mètres, s'étendent les Marches des Esclaves. Cinquante-quatre marches en pierre, en contre-bas de l'église, qui mènent à l'esplanade où étaient humiliés, battus et vendus ces malheureux arrachés à leurs terres natales au profit de la traite négrière dès leur descente des bateaux.
Sur ma gauche, environ à la même distance, les ruines d'une ancienne prison construite par ces esclaves. Les légendes locales racontent que les esprits de nos ancêtres, vengeurs, y auraient fait pousser le figuier maudit qui domine à présent l'édifice que ses énormes racines et ses lourdes branches ont presque totalement détruit. Ce ne sont là que les deux des monuments les plus vibrants de ce site à la charge émotionnelle résiduelle aussi vive que troublante.
Un souffle de soulagement m'échappe lorsque le démon des Croisements me libère de sa prise ardente. Je tousse un peu, la gorge irritée, tâtonne la peau à vif de mon cou du bout des doigts et retiens péniblement une grimace de douleur. La créature infernale me contourne en pas lents, qui résonnent aussi fort que de monstrueux coups de sabots. C'est toutefois une jeune femme sublime qui s'arrête face à moi. Sa combinaison cintrée en tissu noir et les quelques ouvertures qui laissent apparaître sa peau brune assez claire exposent ses formes généreuses. Son apparence tapageuse enchanterait aisément plus d'un homme. La créature affiche un large sourire, satisfaite que je l'observe en détail, et repousse d'un revers de main la masse de cheveux frisés qui retombe devant ses yeux en amande.
— Alors, dit moi donc ce que tu souhaites, mon beau. Serait-ce la richesse, ou la célébrité ?
Je m'apprête à lui exposer la requête dûment négociée avec mes supérieurs. Elle m'interrompt d'un geste impérial en levant son doigt manicurré en noir.
— Mh... Non. Tu m'as l'air bien trop malin pour de telles futilités. Ton aplomb m'évoque une envie de postérité. Est-ce exact ?
J'opine sous son regard joueur. La perspicacité est une des caractéristiques principales de ces maudites créatures.
— Vous visez affreusement juste. Mon vœu sera toutefois le plus inédit qui vous aura jamais été adressé, et vous avez aussi quelque chose à y gagner. Autre que mon âme, s'entend, mais cela sera sous des conditions tout aussi inhabituelles.
— Oh ? semble-t-elle s'étonner en caressant ses hanches. Ton art d'éveiller ma curiosité me séduit. Je suis toute ouïe.
— Au nom de l'OLCCS, je vous propose de laisser votre armée de chiens maudits tranquille. Je me porte garant de cette trêve en gageant mon âme, uniquement si vous vous engagez à ne sacrifier que les personnes ayant pactisé avec vous. Ça veut dire plus aucune attaque d'innocents.
Ses yeux bruns se sont changés en abysses sanglants dès que j'ai mentionné l'OLCCS. L'aura destructrice qui s'échappe à présent de son enveloppe charnelle est la plus écrasante qu'il m'ait jamais été donné d'expérimenter.
Je serre machinalement ma médaille, conscient d’être dans une situation mortelle.
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Sargasses : algues brunes qui polluent les plages. Leur prolifération et leurs émanations sont nocives.