Traitre...
T'attends quoi, l'exorciste... halète la voix de Khaleel. Tiens ta promesse... Tue-moi.
Son injonction, faiblarde, sonne comme une supplique. Ses yeux rouges brillent dans la pénombre et peinent à rester ouverts, mais il se borne à me fixer. Le cœur battant la chamade, je réajuste ma capuche sur ma tête, me rembruni entre les pans de mon manteau et enfonce mes joues barbues dans le tissu rêche.
— Que comptez-vous faire de lui ?
Ma voix sort quelque peu étouffée, mais l'interprète m'entend. Les regards dédaigneux des prêtres convergent vers moi. Le jeune homme timoré leur traduit mon interrogation, puis la réponse de Paxton.
— Honnêtement, on sait pas trop. J'ai juste saisit l'occasion d'en choper un. Ils se font plus discrets depuis Orléans, mais, grâce à toi, on sait anticiper leurs attaques en trouvant les débiles qui ont signé des contrats. On espère que tu puisses te servir de celui-ci pour débusquer le démon qui contrôle les chiens.
— C'est qui, « On » ? Le Conseil français ?
Il opine. Je prends quelques minutes pour réfléchir, accablé par le regard insistant de Khaleel plutôt que par celui des prêtres ou même celui de mon chef de faction.
— Cette créature n'est qu'un pion. Ce qui la rend sacrifiable, comme n’importe quel autre sbire démoniaque. Jamais son maître ne se manifestera pour le sauver. Le torturer ne mènera à rien.
— C'est pas exactement-
Le prêtre qui a failli se faire mordre avance d'un pas actif et interrompt vivement Paxton. Il braille son mécontentement en russe. Je jette un œil interrogateur au traducteur, en sueur alors que la température frise celle de l'antarctique. Il commence à bredouiller, gêné :
— Il dit... en gros, car je préfère rester poli... que la place de ce monstre est aux tréfonds des enfers et qu'il est donc il est habitué à la souffrance.
— Soit. Et en quoi cette remarque est-elle pertinente par rapport à mon constat ? Éclairez-moi, je vous en prie.
Le petit jeune se renfrogne avant de se tourner vers les russes. Je suis conscient de le prendre injustement à partie avec ma condescendance, mais j'ai beaucoup de difficultés à gérer mon propre inconfort. Malgré ma conviction que le mal mérite d'être éradiqué, je ne cautionne la torture d'aucune créature vivante. Tuer ou bannir des monstres s’avère une nécessité, mais ça… C’est tout bonnement de la cruauté.
— Les prêtres disent qu'ils ont demandé un exorciste puissant pour mieux contenir le monstre et peut-être vous aider à trouver une solution concernant les attaques incessantes de son espèce. Ils ajoutent que maintenant qu'il est entre les mains des Bourreaux, ils font ce que Monsieur X a demandé.
Comme le souligne leur nom de faction, le rôle des Bourreaux est la torture des diverses créatures qui leur sont amenées. Il peut s'agir de non-humains ; vampires, golems, démons... comme d'humains, dotés ou non de facultés surnaturelles. Tous sont considérés comme des éléments capitaux afin de contrer des dangers d'ordre crucial. Les Bourreaux ont donc carte blanche pour soutirer des informations à leurs prisonniers, bien que les rumeurs de leurs méthodes barbares rendent cette autorisation spéciale discutable.
— Quel est le but ? insisté-je. Lui arracher de force les faiblesses de son maître ? Vous savez comme moi que jamais cette bête ne coopérera. Avez-vous même la moindre idée de comment communiquer avec elle, si par miracle vous parveniez à la soumettre ?
Le groupe de prêtres choisit de m'ignorer. Ils me tournent le dos et recommencent à psalmodier alors même que Khaleel, encore apathique, ne représente aucune menace. Je vois la peur dans ses yeux quand il recule jusqu'à se brûler lui-même contre la limite du champ de force. Ses grognements, entrecoupés de cris de douleur, me flagellent l'esprit.
— Je crois... qu'ils préfèrent se passer de votre appui. Désolé, marmonne l'interprète.
Mon sang ne fait qu'un tour.
Sans plus y réfléchir, je repousse le pan de mon manteau, sors mon poignard du fourreau accroché à ma ceinture et m'entaille profondément la main droite. La brûlure lancinante de cette coupure ne m’empêche pas d’avancer. Déterminé, je bouscule deux des prêtres à coups d'épaules et me crée une ouverture jusqu'au pentagramme creusé dans le béton au centre du cercle. Je tends la main et serre le poing, les yeux rivés sur Khaleel tandis que mon sang goutte dans le piège, et entonne sous les yeux interloqués de mes spectateurs :
— Je crois en l'existence d'une entité créatrice Toute-Puissante. Je crois au triomphe des forces du bien.
— Qu'est-ce tu fous, Lazare ?
Je sens Paxton approcher dans mon dos, mais mon attention reste sur Khaleel. Sans doute désemparé, il glapit, baisse les oreilles et se tasse sur lui-même. Chacun de mes mots le fouettent avec une violence inouïe, mais je sais que ma décision est la bonne. Même si mes prières lui infligent aussi d'affreuses souffrances, c'est la délivrance que je lui offre.
Le poing tremblant et la vue brouillée, je m'efforce de garder une intonation ferme et claire au milieu des éclats de voix rageux des russes.
— Ma foi fait de moi un des soldats intrépides de cette guerre acharnée du bien contre le mal. Sous le glaive de l'archange Xaïhel, je te somme de retourner dans les entrailles de l'Enfer qui t'a vu naître, créature impie !
Le recours aux forces célestes est infaillible. Le chien de l'Enfer se contorsionne, ses os craquent sous la brutalité de mon ordre inéluctable. Luttant contre ma soudaine faiblesse, et des larmes indésirables, je lui adresse une prière plus intime :
J'ignore si ta télépathie te permet de m'entendre, Khaleel. Mais je fais ça pour toi, comme ultime acte de bonté.
Il est incapable de me répondre, ou même de me regarder. Un épais nuage de cendres rougeoyantes l'entoure. Celui-ci grignote sa fourrure sombre, lui brûle la chair, et finit par le happer tout entier sous mes yeux affligés.
Khaleel pousse un dernier cri en se désintégrant. Le son le plus macabre que j'ai jamais entendu.
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Xaïhel : dans cet univers, entité spirituelle, cheffe de l'armée céleste (le Paradis).