Brûlure de l'âme
Un instant interdit face à cette nouvelle hallucinante, je finis par coasser d'un air incrédule digne d'un apprenti :
— Quoi ? Mais... Comment avez-vous réussi à capturer une de ces créatures ?
— Je viens de te le dire, j'ai monté une équipe uniquement constituée d'élites. On a continué à appliquer ta méthode. Et avoir quelques potes hybrides, ça aide pas mal.
Il a donc personnellement sélectionné les meilleurs agents de l'OLCCS, sans doute toutes factions confondues au vu de la situation inédite. J'ai observé de mes propres yeux son habileté inouïe au combat des années durant, mais cette nouvelle prouesse souligne quel stratège redoutable est Paxton Eliccire.
Lui-même hybride, il est à la tête de la faction des Exécuteurs. Des tueurs hors pair, chargés d'éliminer les menaces que les Libérateurs, premiers enquêteurs de terrain, ont identifiés mais sont dans l'incapacité d'anéantir. Certains agents de l'organisation ont la double casquette, ce qui est mon cas puisque nous ne sommes qu'une petite poignée en Guadeloupe. Techniquement, je suis donc sous les ordres du grand brun ténébreux.
— Hé, tèt ou toujou la ?* m'apostrophe-t-il d'un ton neutre, après une œillade vers ma bouteille de rhum à moitié vide.
Ses yeux sombres plongent ensuite dans les miens, sans doute rendus vitreux par les quelques verres que je me suis généreusement servi. Je me râcle la gorge et me redresse sur mes appuis pour masquer ma gêne d'être surpris dans un état si peu professionnel.
— Eum, oui. Mais pourquoi venir me chercher jusqu'ici ? Ton père ou même un des exorcistes de Russie n'auraient-ils pas fait l'affaire ?
— Mon daron est sur un autre dossier et aucun russe n'a mis en déroute une meute à lui seul.
— An paté tou sèl*, m'agacé-je. Sans le sacrifice de Viktor et ton appui, je ne m'en serais sans doute pas sorti vivant.
— Peut-être, mais tes psaumes ont bien bazardé ces vermines et t'as tenu tête à un énorme chien démoniaque boosté à la rage. C'était l'alpha, et celui qu'on a capturé doit bien en être un aussi pour autant résister malgré les prières continues et ses entraves.
J'opine distraitement, l'estomac soudain en vrac et le cœur battant la chamade. Le destin serait-il assez cruel pour me remettre sur sa route ?
Paxton avance et regagne mon attention d'une main amicale posée sur mon épaule. En plus d'avoir tué deux de ces monstres, il m'a soigné après ma gravissime blessure. Son agilité d'hybride et ses connaissances accrues en combat rapproché lui ont permis de s'en sortir presque indemne. Je connais cette tendance qu'ont les membres de l'OLCCS à admirer le fait que de simples humains lambda rivalisent avec de féroces créatures surnaturelles, mais c'est lui le héros de l'histoire. Pas moi.
— Écoute, Lazare... Je sais que t'as vu la mort de près à Orléans, mais cette fois, ce sera différent. On a choisi le site de Sibérie parce que c'est l’un des donjons les mieux sécurisés d'Europe. Mais leur confrérie de prêtres parait pas vraiment apte à contrôler une telle bête. Alors si t'as les idées claires, et que ton interrogatoire est fini, on doit y aller. Fissa.
— D'accord, laisse-moi juste... eum, le temps de me rafraîchir.
Et de remettre mes idées en place !
Paxton opine, il détourne déjà son attention vers le mur tapissé d'éléments d'enquête. Je l'abandonne dans mon bureau et passe par la salle de bains pour m'envoyer une giclée d'eau froide sur le visage. Cette morsure glacée me sors de ma légère torpeur. Quelques gouttes glissent sur ma peau fiévreuse et s’infiltrent dans ma barbe. Je lève les yeux, et observe un instant leur reflet rougit dans la glace.
Bon sang, je fais peine à voir.
Mes doigts serrent la faïence du lavabo. Perdre ainsi toute contenance, des jours durant, ne me ressemble pas. J'ai toujours été rigoureux, méthodique et calculateur afin d'atteindre mes objectifs. L'attaque-piège d'Orléans n'a mis ces créatures infernales en échec que parce que j'en ai planifié chaque élément de surprise au détail près. Mais apprendre la véritable identité de Khaleel m'a ébranlé. Depuis, la moindre de mes pensées virevolte rageusement autour de son souvenir et, avec cette nouvelle, c'est la probabilité qu'il se soit fait capturer qui m'accable à présent.
Je marmonne entre mes dents :
— Tchen kò a’w, zanmi… Chak moun ni dèsten a’y an lèstomak a’y. Ou fè sèman pou ou suiv ta’w, mèm lè sa ka kouté’w chè*.
Satisfait par l'éclat de détermination dans mon regard, je me redresse et m'essuie le visage avant de quitter la salle d'eau. Les forces du mal n'ont pas d'identité, elles doivent être éradiquées pour assurer la protection des innocents qui peuplent la Terre. Il n'y a aucune exception à cette règle. C'est avec cette certitude que j'attrape mon manteau à capuche dans le couloir et rejoins Paxton pour notre départ en Sibérie.
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Nous arrivions sur le site par un portail de téléportation, ouvert à distance par le partenaire de Paxton. Je pose le poing sur mes lèvres et ravale un haut le cœur. Outre l'odeur âcre du béton humide, les moyens de transports surnaturels me mettent toujours un peu l'estomac en vrac.
Monsieur X, accompagné de son interprète, nous salue brièvement et nous guide à travers un réseau de tunnels souterrains à l'éclairage blafard. Enfant du soleil, habitué au climat tropical, je m'emmitoufle farouchement dans mon manteau sombre. Ce dernier est toutefois bien trop léger pour ces températures glaciales. Je grelotte de froid et essaie de ne pas claquer des dents trop fort. Les impacts irréguliers de nos pas de sur le sol cimenté ponctuent notre avancée rapide. L'appréhension me ronge. C'est pourtant le bruit incessant de l'eau qui goutte des nombreux tuyaux de ces interminables dédales de couloirs qui met mes nerfs à rude épreuve. Il complète à merveille l'ambiance sinistre de cette ancienne base militaire soviétique convertie en donjon.
L'écho des prières se réverbère entre les murs en béton, bardés de lettres hénokéennes entre autres symboles de protection. Preuve que nous sommes désormais dans l'aile réservée aux démons. Cela dure sur plusieurs mètres, avant notre arrivée dans la cellule où le chien de l'Enfer est maintenu captif. Deux gardes, masqués de cagoules noires, à l'instar de leur chef, opinent en signe de respect et nous ouvrent la grille en fer en suivant un protocole de sécurité méticuleux.
Les Bourreaux constituent la seule faction où les agents restent anonymes au su des autres membres de l'Organisation. Il n'y a que leurs chefs, invariablement nommés Monsieur X, qui interagissent sous ce nom de code avec les leaders des autres factions de leur pays et, dans des cas rares comme aujourd'hui, avec des leaders étrangers.
Préférant moi-même préserver mon anonymat aux yeux des habitants de ma petite île, je peux le comprendre.
Je remarque vite que les barreaux de cette geôle sont eux aussi truffés de protections gravées dans le métal. Le grincement de la grille parait encore plus lugubre que le goutte-à-goutte des couloirs que nous avons traversés jusqu'ici. Paxton, l'interprète et moi entrons tour à tour. Monsieur X reste à l'extérieur, occupé à discuter avec les gardes dans sa langue natale.
Observant les six prêtres en action, nous longeons tous les trois silencieusement le fond de la cellule. Bibles serrées entre leurs doigts crispés, ces prêtres se focalisent sur leurs textes sacrés avec une véhémence propre aux exorcismes, tournant les pages avec frénésie. La créature infernale, entravée au milieu d'un cercle anti-démon, apparait furtivement entre leurs silhouettes agitées. Les seules choses clairement perceptibles sont ses grognements menaçants et le claquement de ses crocs. Ces derniers se calment après quelques jets vigoureux d'eau bénite et les prières redoublent.
La ferveur des prêtres est telle qu'un d'entre eux en vient à manquer de clairvoyance. Mes yeux s'écarquillent lorsqu'il piétine le cercle creusé dans le ciment, marque du champ de force qui emprisonne la bête, et s'engage inconsciemment dans le piège démoniaque.
— Arrière ! alerte Paxton.
Le jeune interprète n'a pas le temps d'intervenir que le prêtre sursaute et recule prestement de quelques pas. Juste à temps pour éviter les canines mortelles qui bondissent vers sa bible. La stupeur interrompt les autres prêtres. Ils s'écartent et se tournent vers nous, intrigués.
Furieux d'être passé à deux centimètres de se faire arracher la main, le vieil homme imprudent s'emporte dans sa langue natale et arrose abondamment la créature d'eau bénite. Nous avons à présent une vue dégagée sur la bête. Elle glapit de douleur et se replie autant que le permet l'énorme chaîne en argent qui entrave son cou.
De minces filets de fumée émanent de chaque impacts d'eau bénite. Ce n'est cependant pas ce qui retient mon attention. La façon dont le pelage s'est dissous, laissant le large collier bruler sa chair, me laisse deviner que cette chaine a été consacrée. Le fait que ce prêtre s'acharne à invoquer Dieu en boucle à chaque nouvelle giclée pourrait me faire lever les yeux au ciel si mon cœur ne se serrait pas pour la pauvre bête acculée au sol.
— Cessez immédiatement, interviens-je d'un ton ferme.
Paxton me lance une œillade, que j'ignore sciemment, et le jeune interprète russe est incertain quant à la nécessité de répéter une telle requête. Un regard ferme de ma part suffit à le convaincre. Il échange quelques mots avec les prêtres avant de s'adresser à moi.
— Ils disent que la bête est incontrôlable, rapporte-t-il avec un léger accent de l'est.
— Elle ne l'est pas, réfuté-je. Vous l'avez entravée de chaines en argent, consacrées qui plus est, et elle est retenue au milieu d'un cercle anti-démon, dans une cellule criblée de symboles de protections... Cette créature ne serait plus une menace si vous ne faisiez pas preuve de négligence.
L'aigreur qui apparaît sur leurs visages ridés suite à la traduction de mon constat les étouffe presque. Ils répliquent avec véhémence, mais je n'en ai que faire. Je me contente de les toiser avec autant de mépris.
Prêtres, Pasteurs, Imams, Rabbins... Tous les mêmes. Ils exècrent les exorcistes outsiders comme moi, non affiliés à un dogme. Leur foi condescendante en un dieu unique affaiblit pourtant considérablement la force de leurs prières. Elles deviennent presque inefficaces sur les entités démoniaques de haut niveau et leurs égos surdimensionnés les poussent à l'erreur.
Génial... Manquait plus que toi... pour pimenter ce charmant séjour.
La voix qui s'infiltre dans ma tête me fait tressaillir. Mon regard inflexible se détourne des russes pour épouser la forme de la créature affalée au sol.
Aucune véhémence ne transparaît dans sa voix, mais ce n'est pas si étonnant considérant son piteux état. Elle est à bout de forces et si, au plus profond de moi, je nourrissais encore l'espoir que ce ne soit pas lui, celui-ci vient de mourir.
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Traduction (créole haïtien) : “Eh, t'es encore lucide ?”
Traduction (créole guadeloupéen) : “Je n'étais pas seul.”
Traduction (créole guadeloupéen) : “Reprends-toi, l’ami. Chaque être vivant porte sa destinée gravée en lui. Tu t'es juré de suivre la tienne, même lorsqu'elle te coûte.”
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💬⭐🥰