Obsession dans l'ombre
L'effervescence de la journée me tape sur le système !
Y'a trop d'humains, trop de ces satanés engins à roues qui vrombissent à chaque coin de rue.
Ça bourdonne, ça grouille de partout, et le monde de la surface est beaucoup trop lumineux cette moitié du temps. Mon acuité visuelle réduit si drastiquement que je peine à trouver un endroit tranquille.
Je me mets enfin à l'abri dans un garage auto abandonné. L'odeur d'huile et de métal rouillé m'est déjà plus familière que les effluves de sueur et de déchets qui empestent la ville.
Mes griffes se plantent profondément dans le sol en béton tandis que j'appelle les ténèbres. L'air vibre et s'épaissit autour de moi. Les cailloux et les débris qui jonchent le sol lévitent, portés par des spirales de poussière qui tournoient dans l'air de plus en plus dense. Lentement, puis avec la force d'une mini-tornade.
L’explosion silencieuse qui se produit devant moi ouvre un trou d'ombre béant. Délivré de l'impatience me bouffait, j'y plonge sans hésiter.
De l'autre côté, j'atterris sur un sol cendreux d'une moiteur poisseuse. Une odeur métallique agréable flotte dans l'air. Je ferme les yeux et inspire profondément.
Je suis enfin chez moi.
Un cri perçant fuse au loin, sans perturber ma paix.
En Enfer, un chaos constant règne. On y survit par rapports de force, en respectant les hiérarchies établies par les Maîtres. Créatures infernales et Démons coexistent alors avec des âmes damnés ou des esprits maléfiques inférieurs qui rêvent de s'échapper.
L'atmosphère poudreuse, aussi sombre que nos auras, constitue les ténèbres auxquels nous faisons appel pour aller à la surface de la Terre, ou la quitter. Je rentre presque toujours par ma forêt cauchemardesque préférée. L'éclat de la lune rougeâtre baigne la clairière. Ses rayons déforment les silhouettes tordues des arbres décharnés et allongeant leurs ombres comme des serres prêtes à lacérer la moindre âme imprudente.
Je traverse la forêt sans me presser, évitant les lianes noueuses qui ondulent comme des serpents à l'affût.
Loin devant, une des rares sources du coin se dessine. Un bassin naturel de sang, encastré entre des rochers suintants d'un liquide noirâtre.
Ici, tout transpire la douleur et l'horreur. Même les entrailles du sol semblent maudites, brûlées par la damnation de l'entité Tout-Puissante qui a précipité Lucifer six pieds sous terre.
Lui, l'ange déchu, devenu démon originel. Le père de toutes les créatures infernales. Il a bâti son royaume dans les cendres et forgé sa grandeur sous un nouveau nom : Satan, roi des Damnés.
Gloire à lui.
Je me dirige à la source et y lape quelques gorgées de sang. Épais et rance, il est imprégné d'une amertume tenace. Pas ce que je préfère, mais suffisant pour le moment.
Une nuée d'âmes errantes vient me faire chier. Leurs formes translucides oscillantes me cernent et chuchotent, affolées :
Où suis-je ?
Je veux sortir de cet enfer !
Aidez-moi.
Leur présence intempestive m'horripile. Je grogne sourdement et, d'un coup rapide, referme mes mâchoires sur le bras spectral de l'un d'eux. Je l'envoie valser dans une cascade de lave, quelques mètres plus loin.
Son hurlement et les crépitements ardents de son plongeon résonnent dans le sous-bois. Les autres comprennent qu'ils doivent aller emmerder quelqu'un d'autre et déguerpissent sans calculer l'âme ébouillantée.
L'espace d'un instant, un silence relatif retombe. J'étire mes muscles fatigués avant de me mettre à courir, langue au vent.
Le paysage défile dans mon champ de vision ; une infinité de tons cendre et sang. Des gouffres béants qui vomissent des vapeurs brûlantes. Des rivières de lave qui serpentent entre les collines calcinées, creusant leurs lits dans le sol fissuré par la chaleur.
À l'horizon, les grandes tours d'os du palais royal se découpent dans la brume pourpre qui flotte en permanence. J'atteins la Grand'Place des Damnés quand l'ordre de mon maître frappe mon esprit comme un coup de fouet.
Inutile de lui confirmer avoir bien reçu les informations concernant ma mission du soir. Je quitte l'esplanade qui s'étend au milieu des Tours de Débauche quand un membre de la meute me rattrape au passage.
— Ah, c'est pas trop tôt ! T'étais où, Khaleel ?
Agacé par ces familiarités, je grogne :
— Occupé à baiser ta mère en ciseaux.
Courant à mes côtés, il grogne en retour sans répliquer.
Nul doute qu'il brûle d'envie de m'envoyer me faire foutre. Mais de m'affronter, beaucoup moins. Alors il ravale sa rogne.
— T'as reçu notre affectation de ce soir ?
— Ouais. Sang espagnol au menu. On se retrouve plus tard, même heure, même endroit que d'habitude.
Il opine et décélère. En quelques foulées, je suis de nouveau dans cette solitude que j'affectionne.
Bientôt arrivé à ma tanière, je me mets à trottiner, prêt à me reposer avant la chasse.
***
Les jours s'écoulent et les collectes d'âmes s'enchaînent. Parfois jusqu'à trois ou quatre le même soir.
Madrid, Los Angeles, Osaka... C'est toujours la même rengaine ; suppliques sur fond de larmes.
C'est mon quotidien, ce pourquoi j'ai été créé, et je le fait toujours avec un plaisir vicieux.
Mais ces derniers temps, je suis blasé.
Rien à voir avec la meute, ni même les préoccupations liées à l'OLCES. Mon esprit est tout bêtement accaparé par l'humain aux effluves tentatrices.
Aubrey, des Îles de Guadeloupe, plein de toupet et de mystères.
Même une tuerie bien sanglante ne suffit pas à égaler son souvenir. Je le revois sans cesse, allongé sans défense entre mes pattes. Et la singularité de son odeur est gravée dans ma mémoire, presque aussi profondément qu'un ordre du Maître.
Malgré ça, le besoin de le renifler me consume.
Je veux découvrir tous ses secrets.
J'ai fini par céder à mes pulsions, moins de 24 heures après notre rencontre. C'est le deuxième soir d'affilée que je l'épie caché dans l'ombre.
Je le retrouve aisément grâce à mon flair et le suis au gré de ses déplacements. Toujours à bonne distance.
Hier, il n'a rien fait qui vaille le détour. Mais ce soir, je sens que ma patience va payer.
Je le trouve sur le parking d'un bâtiment que les humains, qui aiment tout compliquer, nomment « club de striptease ». Pour moi, c’est qu'un lieu de débauche parmi d’autres. Celui-ci se trouve en plein cœur d'une zone industrielle qui pue les relents de matériaux divers et de marécages.
L'air est lourd, chargé d'une humidité qui s'accroche aux poumons. Imperturbable, j'observe ma proie. L'homme élancé aux cheveux longs qui l'accompagne est peut-être celui qu'il a mentionné. Ils traversent le bitume côte à côte, l'air de rien. Mais, même à six mètres, je perçois l'ardeur du feu qui les brûle.
Deux humains poussent les portes de secours en tibubant. Je m'écarte nonchalamment, mais un d'entre eux trébuche et manque de s'écraser sur moi. Un grognement d'agacement m'échappe, mes crocs claquent dans l'air. Il sursaute et recule d'un bond avec un cri étranglé, les yeux écarquillés.
— Ben qu'est-ce qui a ? T'as vu un diable ou quoi ?
— Non, c'était un chien ! Enfin... Je ne l'ai pas vu, mais j'en suis sûr. Il m'a grogné dessus. J'ai même senti son haleine fétide et le claquement de ses crocs.
Son ami ricane.
— Ouais, c'est ça. T'es toujours le seul à entendre des voix et des bruits bizarres. Tu devrais consulter, mon chéri. Aller, viens.
Indifférent à leurs piallements, je les contourne tandis que son pote l'aide à se relever et me recentre sur Aubrey. Il grimpe tout juste dans son pick-up avec son plan cul.
Quand il démarre, je le suis sans hésiter. Je me retrouve encore sur la route. Les pulsations de mon cœur redoublent sous la pression de l'adrénaline. Par moments, les lumières de la nuit m'éblouissent et je frôle la collision avec d'autres bagnoles. Mais ça m'empêche pas de poursuivre ma filature.
Après quelques kilomètres, sa voiture s'engouffre dans un chemin de terre. L'odeur iodée m'indique que ça mène à l'océan. Ou une plage, tout du moins. Mais avant d'y arriver, il bifurque dans un passage de traverse.