Le prix du salut
Déterminé à ne pas ployer des genoux face à cette puissance maléfique, je raffermis ma position sur mes appuis en touchant mon amulette et récite des mantras sacrés. L'intensité de ses yeux rougeoyants me transcende. L’archi-démon montre les crocs, à vue d'œil irrité, et grogne comme une bête avant de reprendre d'une voix humaine :
— Quelle est ton implication avec cette foutue organisation ?
— Je suis un des exorcistes qui opèrent dans leurs rangs.
— Ha ! Serais-tu celui qui a manqué de décimer une de mes meutes ?
— En personne.
— Ce n'est plus si surprenant que mon alpha ait failli face à toi...
Mon médaillon serré dans ma paume, je maintiens son regard cauchemardesque, avec un effort surhumain pour ne pas penser à lui.
— ... mais je suis le roi des Carrefours, maître suprême des désirs les plus primaux. Ni le médaillon de pacotille que tu t'acharnes à serrer entre tes doigts, ni les symboles de protection badigeonnés à l'huile sainte sur son corps ne m'empêcheront de mettre un terme à ta misérable existante.
— J'en suis conscient, avoué-je de la voix la plus assurée dont je suis capable face à ce monstre à la puissance incontestable. C'est la raison pour laquelle je ne suis pas venu seul.
Le démon incline la tête et fronce légèrement ses épais sourcils, marquant un temps d'arrêt. Sans doute ma déclaration a-t-elle resserré son attention sur les Jumeaux ; des Exécuteurs télékinésistes, capables de me protéger en bloquant la moindre attaque physique à mon encontre. Ce sont les plus proches de notre position. Les prières jointes de mes confrères exorcistes, dissimulés dans les bois environnants et prêts à intervenir à mon signal, devraient suffire à réduire l'impact des douleurs psychiques que l'archi-démon pourrait vouloir m'infliger mais en aucun cas à l'anéantir. Cela requiererait une puissance quasiment Divine. Notre seul joker est un agent emprunté aux américains, capable de remonter en arrière dans le temps jusqu'à trois quarts d'heure. Laps de temps très court, mais suffisant à rattraper les pots cassés en cas de déveine.
— Vous avez beau considérer les humains comme des êtres insignifiants, car nous sommes tout au bas de votre chaîne alimentaire, nous sommes nombreux prêts à nous sacrifier pour le bien commun, et nous avons les ressources nécessaires pour une résistance létale.
Mes mots, provocateurs, ne font qu'attiser sa colère. Ce n'est absolument pas mon objectif. Je m'empresse donc de poursuivre :
— Le chaos perpétuel n'est cependant pas ce à quoi nous aspirons. Si nous ne pouvons miroiter une paix totale avec les créatures surnaturelles, nous œuvrons au moins pour la sécurité des innocents. De votre côté, vous vous fichez peut-être pas mal du sort de vos chiens démoniaques, mais j'imagine que tirer une croix sur grand nombre vos précieuses âmes n'est pas pour vous plaire. Si vous acceptez d'honorer ma requête, alors l'OLCCS n'entravera plus le destin de vos pactisants.
— L'Histoire et ses multiples guerres, lambdas comme surnaturelles, a prouvé combien les humains sont peu dignes de confiance. Qu'est-ce qui me prouve que vous tiendrez parole si j'accepte de me cantonner aux âmes damnées de ce monde ?
— Le pacte que je propose concerne uniquement vos contrats signés, souligné-je, et pas toutes les âmes damnées de la Terre.
Le fait que je ne tombe pas dans son piège, aussi subtil soit-il, lui tire un rictus amusé.
— J'attends toujours d'entendre ce qui me garantit que votre espèce menteuse et déflectrice ne cherchera pas tôt ou tard à m'enculer.
— Cette garantie, c'est notre volonté collective de mettre fin à des massacres inconsidérés.
— Mh... bougonne le démon, pensif.
Ses talons hauts arpentent un instant le sol goudronné, de long en large. Son expression concentrée trahit un effort de réflexion plus intense que ne laisse deviner sa posture nonchalante, et je comprends son dilemme. J'en ai connu quelques uns, moi aussi, quoique nos enjeux soient peu similaires. La décision n’a pas été simple à prendre de mon côté, mais je me raccroche au fait qu'il n'y ait pas que mon avenir qui soit gagé dans ce jeu dangereux. Ces attaques sont une problématique mondiale. L'OLCCS n'a aucun intérêt à trahir sa parole et ce démon s'octroie une trêve tout aussi stratégique en pactisant avec l'organisation à travers moi.
— Très bien ! déclare soudain la femme, dont les yeux flamboyants redeviennent "humains". Si vous avez pleine conscience des conséquences meurtrières qu'entraineraient tout manquement de votre part, l'accord de sang est scel-
— Pas si vite, la coupé-je à mon tour. Il s'agissait seulement de mon souhait et de sa contrepartie en votre faveur. Nous n'avons pas encore évoqué mes termes.
Croisant les bras, le démon me toise et retrousse ses lèvres dans un sourire indéchirable qui dévoile ses dents acérées.
— L'audace des humains, si frêles et pourtant si arrogants, ne cessera jamais de me divertir... Expose-moi donc tes doléances.
— Premièrement, il est hors de question que je me suicide. Je mourrais face à un de vos sbires ou dans l'exercice de mes fonctions, et que cela survienne dans vingt ans, dix ans ou le mois prochain, cet accord devra me survivre. Ensuite, sachant combien ma requête est colossale, j'accepte que mon âme endure les épreuves de la damnation pour l'éternité, soit mise à votre service ou que sais-je d'autre, mais je refuse catégoriquement d'être utilisé pour tourmenter, tuer ou nuire de quelque autre façon à des êtres vivants.
Le démon roule des yeux, comme s'il était lui-même possédé par une autre entité, et pousse un nouveau gémissement. Celui-ci sonne au début comme un grognement agacé qui se teinte assez vite d'une sonorité sexuelle.
— Je ne vais pas te le cacher, chéri, ton aura est tout à fait appétissante. Quant à l'idée de jouir de l'âme d'un exorciste, qui consent à la damnation et s'érige ainsi en martyre pour le salut de son espèce, elle est... particulièrement alléchante.
Elle parle de façon séductrice, en prenant des pauses dramatiques pour appuyer ses mots, et lèche goulûment son index à la fin de sa phrase.
— Ça suffit à ce que j'écarte l'irritation soulevée par ton insolence. Après tout, que sont quelques décennies d'attentes pour une entité immortelle ? Mais si jamais ton organisation trahit notre accord, ton âme sera récoltée sur-le-champ. Le bain de sang et les atroces souffrances qui seront infligées en représailles ne concerneront pas que ta charmante personne.
— Nous nous en doutons.
— Bien... Ne reste plus qu'à savoir si, à tes yeux, ces âmes d'ingrats pour lesquelles tu tiens tant à te sacrifier valent vraiment la tienne.
Son regard transcendant me jauge afin de déceler la moindre trace de mensonge. Je secoue légèrement la tête.
— Je ne serais pas devant vous ce soir si je ne le pensais pas.
— Eh bien, parfait ! Approche donc, que nous scellions ce pacte exquis par un baiser.
L'espace de quelques secondes, mon cerveau mouline, engourdit. J'ai du mal à croire que mon sacrifice, bien que gigantesque à mon échelle, suffise à contenter un archi-démon.
Moi, fils d'ouvrier agricole.
Son entrain me tire toutefois de ma stupeur. J'affiche une moue de dégoût en levant la main pour interrompre sa nouvelle ruse. Ses yeux sont attirés par l'amulette qui pend à mon poignet et elle grimace à son tour alors que je lance doucement :
— Notre pacte est scellé par le sang que j'ai versé. Je préfère autant éviter le zèle inutile.
La créature démoniaque éclate d'un rire si inhumain qu'il me hérisse tous les poils du corps. Son regard enfiévré se plante ensuite de nouveau dans le mien.
— Tu es définitivement un humain exceptionnel, Aubrey Lazare. Quelle déception que cette apparence n'ait aucun effet sur toi.
Elle avance d'une démarche chaloupée, tandis qu'elle me fixe d'un air impudique. Puis, en un clin d'œil, elle fond sur moi. Son ombre me couvre et, avant que je ne comprenne ce qui se passe, je sens sa main me saisir fermement l'entrejambe. Je hoquette de surprise alors que sa voix feutrée s'infiltre dans ma tête.
J'ai si hâte que tu m’appartiennes corps et âme.
La jeune femme s'évapore tout d'un coup dans un nuage de fumée noire épaisse. Je ne me rends compte d'à quel point mes muscles étaient bandés que lorsqu'ils se relâchent, causant mon effondrement sur le sol poussiéreux du quatre chemins.
(Rien à voir mais j'aime beaucoup ton image de profil!)