666ème dessous
— Comment est-ce possible ?
Je ploie les genoux face au maître sous le poids de la culpabilité. Il me surplombe de ses deux mètres de haut et la fureur de sa voix caverneuse ne fait pas écho que dans ma tête. Elle résonne aussi dans l'esprit des autres membres de la meute, et entre les murs cendreux de son palais.
Je sais pas, mon Maître. Le damné... il s'est barricadé chez lui à l'aide de protections angéliques. Et ses défenseurs ont débarqué par surprise.
— Par surprise ?
Tête baisse, je lui jette quelques coups d'œil par intermittence. Ses yeux rouges, exorbités, me transpercent comme s'il rassemblait toutes ses forces pour s'empêcher de me démembrer.
Mais il en a vite ras le cul de se contrôler. Une force invisible s'empare de mon corps et me soulève du sol.
— Tu as laissé des humains te surprendre et détruire deux de tes subordonnés. Ai-je donc créé une loque incapable ? un pitoyable démon de bas étage ?
Son étau invisible se resserre d'un coup.
J'ai le cœur qui bat à deux mille à l'heure. Le souffle haché.
Mes pattes cessent de mouliner dans le vide. Ma cage thoracique se broie, presque à mort...
Les craquements sinistres de mes os terrorisent ce qu’il reste de la meute. Une de mes côtes me transperce un poumon. Je serre la mâchoire, jusqu'à risquer de faire sauter mes crocs sous la pression.
Aligner deux mots mentalement devient un défi. Respirer une torture.
La douleur est trop vive.
Mais je dois répondre si je veux que ça s'arrête.
C'étaient... des membres de l'OLCCS, Maître. Dont un exorciste... protégé... par un... putain de vampire.
C'était surtout un putain de piège ! dans lequel je suis tombé comme un nouveau-né.
Je suffoque de douleur et de rage mêlées sous l'oeil furibond du maître.
— Un exorciste ? Par le Diable, ils ont osé ?!
Le maître m'envoie valser à travers la salle d'audience d'un geste de main rageux. Mon corps se fracasse sur une colonne de pierre. Elle se brise sous l'impact assourdissant et s'effondre en mille morceaux sur ma carcasse impuissante.
La masse écrasante de débris s'évapore dans une grosse explosion. Les doigts décharnés du maître m'agrippent la gorge. Il me soulève à bout de bras, mon corps massif ballant paraît peser pour lui le poids d'une plume.
— Ton incompétence m'a coûté une âme et deux limiers, Alpha des vallées sanglantes du Sud... Comment comptes-tu te racheter ?
Peu de choix s'offrent à moi. J'aperçois à peine son visage ombrageux à travers mes paupières mi-closes. Mais je suis sûr d'une chose, rien d'autre que la mort ne saura le contenter.
Je trouverai... la matière première... pour deux nouveaux chiens. Et... je... je vous offrirai l'âme de l'exorciste, en plus de celle du damné.
— J'ai déjà chargé la meute des forêts du Nord de récolter mon dû. En plusieurs millénaires, eux ne m'ont jamais déçus !
Il me rejette au sol. J'en profite pour reprendre mon souffle alors que ses pas tranquilles s'éloignent vers son trône.
— J'accepte cependant que tu te fasses pardonner en me ramenant les âmes de deux damnés hors contrat et celle de ce satané exorciste.
Durant un instant, le silence règne. Seulement entrecoupé par ma respiration chaotique. Puis la voix du maître s'élève à nouveau, toute puissante.
— Ne me déçoit plus, Khaleel des vallées sanglantes du Sud, ou tes ossements viendront fortifier mon trône aux côtés de ceux de tes prédécesseurs. Maintenant dégagez de ma vue, vermines puantes.
Les deux membres restants de la meute osent enfin bouger. De mon côté, j'ai beau essayer, je suis incapable de me relever seul. Encore moins de me barrer du palais illico. J'en suis réduit à être bousculé et soutenu par ma meute, qui encadre chacun de mes flancs et me reconduit vers la sortie en piaillant dans mon esprit.
— Comment tu vas faire pour retrouver l'exorciste, Khaleel ?
— C'est vrai ! On n'a pas pu sentir son odeur.
Je rumine ma rage, sans lâcher la moindre info. Mes subordonnés me conduisent difficilement à ma tanière, qui est loin d'être la porte à côté. Je guéri juste assez pour terminer le trajet seul et m'écroule à peine rentré.