Pure folie
Un peu plus de vingt-quatre heure après mon incarcération en Sibérie, je me retrouve face au Conseil français de l'OLCCS pour une audience d'urgence. L'équivalent d'une comparution immédiate face à la justice du monde lambda. Sauf que mes juges sont les chefs des quatre factions du pays ; deux hybrides, une lycane et un bourreau humain. Voilà qui me fait une belle jambe.
— Qu'est-ce qui vous a pris de court-circuiter ces prêtres et d'ensuite tenir de tels propos ? demande la louve à la tête de la faction des Guerrisseurs.
Ses capacités se rapprochent en quelques sortes de celles des empathes, dans la mesure où elle est capable de percevoir et interpréter les changement hormonaux ou les perturbations d’un rythme cardiaque. Alors, bien que ma maîtrise de mes réactions physiologiques soit exceptionnelle pour un lambda, elle capterait aussitôt la moindre variation suspecte.
Mentir est trop risqué, mais l'honnêteté s'avère assez subjective.
— Je suis humain, marmonné-je depuis mon siège. Nous sommes réputés pour être émotifs, ce qui fait de nous les pires cons.
Paxton pouffe dédaigneusement.
— Je confirme.
— Ceci est une audience pour décider de votre sort, pas une représentation humoristique. Qu'avez-vous d'autre à dire pour votre défense, Exorciste Lazarre ?
— Rien. Si ce n'est que j'ai fait le sermon de devenir le protecteur de vies innocentes, pas un monstre au cœur froid. N'en déplaise aux Bourreaux.
J'éprouve toujours ce besoin profond de justifier mes actes d'un point de vu rationnel. Mais en vérité, ce n'est pas l'envie de justice qui motivait mon comportement. Mon cœur saignait de voir ces hommes s'acharner ainsi sur Khaleel et, face à cette réalisation, mes certitudes quant aux créatures de son engeance ont volé en éclats.
Jamais auparavant je n'ai été intime avec une créature démoniaque. Je ne pensais qu'à les décimer, mais Khaleel... Je le connais. Je connais son regard perçant, son air joueur et ses rictus provocateurs, son humour et sa vanité, la chaleur de son corps, le feu ardent de passion qui brûle en lui... Tout cela, je l'ai expérimenté. Je l'ai apprécié et m'en suis languis chaque soir où il ne daignait pas m'en honorer.
J'ai bien essayé de le haïr. De toutes mes forces ! Mais il était trop tard pour ça. Je ne pouvais le regarder souffrir le martyre en toute indifférence. Moins encore assister à son malheur bras croisés. Il n'a jamais représenté une menace tangible pour moi, ni ne m'a fait de mal avant de comprendre en plein affrontement que nous étions ennemis. Même après, il m'a épargné alors qu'il aurait pu me couper en deux d'un coup de mâchoire ou se venger sur ma famille. Il a d’ailleurs promis de ne plus jamais attaquer d'innocents.
Alors, je me borne peut-être à la naïveté, ou à l'hypocrisie, au choix, mais j'estime avoir renvoyé cette créature exactement là où est sa place.
— Personnellement, je comprends. J'étais d'accord avec lui sur le fait que torturer la bête n'aurait pas aidé à débusquer son maître. Mais on aurait pu procéder autrement, peut-être tenter un sortilège de contrôle ou un truc du genre.
— De la magie noire ? s'étonne la louve.
— Ouais. Tu sais ce qu'on dit, aux grands maux les grands remèdes. Lazarre a foutu un beau bordel avec les russes, c'est sûr. Mais c'est un nos meilleurs exorcistes, avec le soutien adéquat, il en aurait été capable sans que ça parte en catastrophe. La réaction de leur Monsieur X était exagérée, sérieux. Ça fait toujours un clebs démoniaque de moins sur Terre.
— Je sais comment réduire les débordements des chiens du Démon des Croisements.
Paxton se détourne du reste du Conseil et croise les bras derrière sa tête, reprenant une position détendue dans son siège.
— Quoi, tu vas nous parler de ton plan génialissime pour que les humains arrêtent d'être des connards avides qui pactisent avec le diable ?
— Je pensais plutôt à une invocation.
— Et qui voudrais-tu invoquer, soupire Madame X, le démon des Croisements ?
Leurs visages, d’abord moqueurs, se figent face à mon sérieux. Paxton se dresse sur sa chaise.
— Wow, négatif ! Déjà, faudrait plusieurs sacrées paires de couilles pour le faire apparaître dans un piège à démon, et encore plus pour l'y maintenir. Mais on aurait surtout besoin d'un peu de son essence et, ding ding ding, je te rappelle que t'as zigouillé notre prisonnier.
Mon bannissement a été assez spectaculaire pour qu'ils pensent tous qu’il s’agissait d'une destruction en bonne et due forme. La honte quant à mes véritables motivations me retient de corriger leur interprétation des évènements. Je me dois toutefois de faire amende honorable.
— Je vous parle de l'invoquer pour sceller un contrat, précisé-je.
À l'instar des autres, Paxton fronce ses sourcils, certainement le temps que l'information prenne tout son sens dans sa tête.
— Hors de question ! crache à son tour la lycane.
— T'as définitivement perdu la boule pendant ton séjour au donjon de Sibérie ?
— Dixit celui qui proposait tout juste l'idée de recourir à la magie occulte, répliqué-je sans ciller.
— Mais pas d'offrir ton âme sur un plateau à un putain de démon ! Et pour demander quoi, en plus ? La paix dans le monde ? Ça se saurait si les choses étaient si simples, Lazare.
— Ce serait surtout trop beau pour être vrai... Écoutez au moins ma proposition stratégique. Vous aurez tout le loisir de me traiter de fou une fois que je vous l'aurais exposée.
Leurs regards sceptiques se croisent de longues secondes, mais à situation désespérée, mesures désespérées. Le chef Libérateur m'autorise à développer mon idée d'un geste de la main.