Décisions
À tort ou à raison, j'ai besoin de le voir se transformer.
Babines retroussées, Khaleel recommence à tourner en rond.
Qu'est-ce qui me prouve que tu tiendras parole, humain ?
Lorsqu'il gronde ainsi, mon rythme cardiaque s'emballe et l'adrénaline pulse furieusement dans mes veines. J'ai toutefois une tolérance remarquable à la pression et n'ai jamais faibli devant un démon de toute ma carrière.
— Absolument rien, craché-je donc, si ce n'est le fait que j'aurais pu t'exterminer de nombreuses façons depuis ton apparition dans ce cercle.
Il grogne, s'agite, me lance encore une salve d'insultes plus fleuries les unes que les autres, mais se résigne à s'exécuter. Un voile d'énergie vibre autour de sa silhouette massive. Ses poils se résorbent tandis que son corps s'allonge, jusqu'à se redresser sur ses pattes arrières. Ces dernières se changent en jambes sous mes yeux effarés. Des bras bien humains remplacent ses pattes avant, ses griffes se résorbent, et son affreuse tête animale laisse place à un visage devenu on ne peut plus familier.
Alors que sa mutation me laisse coi, Khaleel s'étire en bâillant.
— Voilà... T'es content ? Maintenant magne-toi de me sortir de là.
Mon regard choqué glisse sur son corps nu. Les éclats lumineux de la nuit contrastent avec sa peau noire et je suis... déstabilisé par l'affligeante réalité. Je me suis tapé un putain de clébard démoniaque !
Il m'a touché, caressé, pénétré et fais jouir mainte et mainte fois, avec une vigueur que je jugeais drôlement inhumaine. Maintenant que je sais ce qu'il est, il me dégoûte autant sous cette forme qu'avec son apparence d'animal cauchemardesque. D'un côté, ça me rassure. Mon esprit n'est pas complètement corrompu par le vice. Je m'écœure moi-même en repensant à tout ce à quoi j'ai pu m'adonner avec cette infamie. Mais... Si le Khaleel que j'ai laissé me prendre jusqu'à épuisement n'était rien qu'un monstre, sans aucun contrôle sur ses pulsions meurtrières, je ne serai plus de ce monde depuis longtemps.
— Eh, connard... C'est bon, tu t'es assez rincé les yeux. À ton tour d'honorer ta parole.
Son injonction me sort de ma transe apathique. Je reviens à la situation actuelle et serre mon amulette dans ma paume.
— À une seule condition, soufflé-je, encore abasourdis.
— C'est pas ce qui était convenu, trou duc !
Il avance d'un pas menaçant et grogne de plus belle lorsqu'il heurte accidentellement le champ de force invisible avec ses gesticulations survoltées. Faisant fi de son énervement, j'impose mes termes.
— Tes semblables et toi devez arrêter d'attaquer des innocents. Ou l'OLCCS ne vous laissera aucun répit.
— Vas te faire foutre, enrage-t-il les yeux exorbités. Allez tous vous faire enculer, autant que vous êtes. On serait pas obligés de chasser entre les fins de contrats si les humains nous laissaient bouffer tranquilles.
— Je me fous de tes jérémiades. Je veux ta parole.
Il secoue la tête en poussant un soupir dédaigneux.
— Supplier ou exiger, c'est bien tout ce que ton espèce sait faire. J'ai pas l'autorité pour parler au nom des autres... Mais pour ce qui est de ma meute, d'accord, on n'attaquera plus que des damnés.
Sa réponse souligne que bon nombre d'autres meutes existent. La promesse d'une seule est donc loin de me satisfaire. Khaleel doit le deviner, il ajoute d'air ennuyé :
— C'est tout ce que t'auras de moi, l'exorciste. À part si tu veux que je te mente.
Je pèse rapidement le pour et le contre. Incapable moi-même de promettre que l'OLCCS arrêtera de les traquer, je me décide à repousser une des bougies du pied ; assez loin pour briser le cercle. J'efface ensuite la pointe du pentagramme, en frottant la semelle de ma chaussure sur les lignes de craie, et recule aussitôt de plusieurs pas.
Khaleel me jauge tout en avançant. Il tâte le terrain du pied, et saute hors du cercle de bougie dès qu'il est certain que le champ de force du piège est désactivé.
— Tu vas regretter de m'avoir rencontré, siffle-t-il dans une posture qui crie ses intentions.
— C'est déjà le cas.
Je sors une des fioles d'eau bénite accrochées à ma ceinture et asperge ses pieds nus d'une bonne rasade, tout en levant mon poignard en position de défense.
Il jure et recule vivement, avant de me foudroyer de ses yeux ténébreux.
— Je ne suis peut-être rien à tes yeux, chien de l'Enfer, mais je te rappelle que je peux te faire très mal. En quelques mots, ou en quelques jets d'eau bénite... Je te déconseille vivement de confondre ma clémence avec de la faiblesse.
Visiblement hors de lui, il peine à contenir sa rage bestiale. Ses veines deviennent plus saillantes. Ses poings se serrent et se desserrent alors qu'il tangue d'un appui à l'autre. Puis d'un coup, il se détourne sans demander son reste et commence à s'éloigner en direction des bois.
Pour une raison que j'ignore, mon cœur se serre.
— Khaleel...
Je n'ai pas pu m'empêcher de le retenir. Il s'arrête et tourne imperceptiblement le regard par-dessus son épaule. Mais je n'ai besoin que de son attention, pas de ses égards. Je poursuis alors d'une voix aussi calme que possible :
— Si jamais je te recroise, je te tuerais.
— Je crois pas, non, crache-t-il avant de se retourner pour me toiser.
Ses yeux s'illuminent, reprenant leur lueur rouge originelle, et il poursuit en démonique :
— Si t'as le malheur de recroiser ma route, je t'achèverais bien avant que tu lèves le petit doigt.
Sur ces mots, Khaleel plonge en avant. En quelques secondes, il se transforme à nouveau sous mon regard interdit et fonce dans ma direction. Brandissant mon arme, je m'écarte avec toute ma vivacité mais ne parviens pas à l'éviter. Je tombe lourdement lorsqu'il me fauche sur son passage et m'entaille la joue tandis qu'il s'enfuit dans un éclat de furie.
Ébranlé par ce face-à-face éprouvant, je reste au sol à fixer l'obscurité dans laquelle sa fourrure drue a disparu.