PARTIE 2 – L'EXORCISTE ET LE DAMNÉ
Rendez-vous impromptu
J'observe les allers-retours frénétiques de la bête d'un regard vigilant. La bave aux lèvres et le regard meurtrier, elle est aussi imposante qu'hideuse. Nul doute que cette créature aurait déjà attaqué si le champ de force de mon piège ne l'emprisonnait pas à l'intérieur de ce cercle.
Une chair de poule inconfortable se soulève sur mon épiderme.
Bordel... Qu'est-ce qui m'a pris d'invoquer un satané chien de l'Enfer ?
En deux décennies d'expérience ésotérique, je n'ai jamais entrepris une telle folie. Outre ses grognements menaçants, la férocité de ses yeux sanglants annonce qu'à la moindre erreur de ma part, il me déchiquètera en mille morceaux ! J'ai beau savoir que ni le souffle du vent, ni le crachin qui s'abat sur nous ne sauraient éteindre les flammes des bougies qui composent sa cage surnaturelle, le souvenir vivace de ses crocs dans ma chair me tient en état d'alerte maximale.
Les doigts serrés autours du pommeau de mon poignard en argent, je touche machinalement l'amulette attachée à ma main libre. Grâce à elle, il devient impossible aux créatures surnaturelles de détecter mon aura, rendue atypique par ma condition d'exorciste. Habituellement, je ne la porte qu'en mission. Mais ce monstre connait mon odeur. L'angoisse de le voir jaillir inopinément de l'ombre, et me décapiter comme il l'a fait avec mon collègue vampire, m'a poussé à serrer cette protection dans ma paume ces dix derniers jours. Tant et si bien que ses lettres hénokéennes se sont presque imprimées dans ma paume.
— Quel est ton nom ? lancé-je aussi froidement que possible.
Les grognements tonitruants de la bête ne font que redoubler. Je m'efforce de contenir mes doutes, entre autres émotions.
Les chiens de l'Enfer ne sont pas des démons à proprement parler. Ils en sont toutefois l'engeance et partagent avec eux des faiblesses similaires ; d'où l'incapacité de cette chose à quitter mon piège. Or, connaître le nom d'une créature démoniaque permet de l'affaiblir considérablement, voire même la contrôler. Ce n'est pourtant pas vraiment ce qui me motive.
— À qui obéis-tu ? insisté-je tout de même sous son regard sinistre. Est-ce à l'entité qu'on nomme "Démon des Croisements" ?
Ses énormes dents, tranchantes et crochues, reflètent l'éclat orange des bougies alors que ses babines se retroussent méchamment. Mais je ne me démonte pas.
— C'est pour elle que tu déchires le voile qui sépare l'Enfer de la Terre ? Ta meute et toi êtes chargés de la sale besogne, hein ? Terroriser des humains sans défense, récolter leurs âmes, dévorer leur chair...
Ses grognements haineux incessants, son apparence monstrueuse, l'intensité de ses yeux rouges brillants, deviennent vite insoutenables. Je craque et amorce un pas autoritaire vers l'avant.
— J'en ai assez que tu feignes être dans l'incapacité de communiquer. J'exige que tu reprennes la forme avec laquelle tu m'as leurré !
Les grondements diminuent. Sans doute à cause de la stupeur, si je me fie à la façon dont la bête se fige, la tête penchée sur le côté comme un canidé tout ce qu'il y a de plus normal. Les yeux plongés dans ses abysses sanglants, je lui adresse un rictus suffisant.
— Ce n'était pas bien sorcier à deviner, Khaleel. T'es apparu dans ma vie peu de temps après l'attaque en Guadeloupe. Je dois avouer qu’au début, j’ai bêtement pensé que t’étais un loup-garou. Après recherches, je n'ai trouvé aucune trace de ton existence dans ce monde. Ca aurait été plausible si ta meute et toi viviez en marge de la société. Mais t'as complètement disparu après Orléans... Là, j’ai su. Et, aussi fou que ça puisse paraître, c’est ton regard qui t'a trahi. Ce regard avec lequel tu me mitrailles à chaque fois que je te résiste. Celui que tu me lances en ce moment. Ou même celui que tu m’as adressé après m'avoir reconnu, le soir où tu m'as sauvagement lacéré le bras. J’en connais malgré moi toutes les nuances.
Ses oreilles dressées s'inclinent légèrement et ses yeux dévient vers mon bras.
Se pourrait-il que cette créature du Diable éprouve des sentiments ? De la culpabilité ?
Déterminé à en avoir le cœur net, je soulève ma manche de ma main libre et lui montre le bras en question.
— En dépit de tes efforts, il est encore accroché à mon buste et même totalement guéri.
Aucune réaction de sa part. Je me laisse emporter par la déception qui nourrit ma colère latente.
— Maintenant obéis ! Je t'ai ordonné de reprendre forme humaine, suppôt de Satan.
T'es rien pour m'ordonner quoi que ce soit !
Son regard s'enflamme et sa voix rageuse, immiscée directement dans ma tête, me fait presque tressauter d'effroi. De toute évidence, la multitude de bouquins d'initiés traitant de cette espèce est loin de tout savoir à son sujet.
— Tu es donc métamorphe, mais aussi télépathe, constaté-je avec un étonnement que je ne parviens à masquer. Quoi d'autre m'as-tu caché de ta vraie nature ?
T'as qu'à me libérer de ce piège à la con. Je te montrerai tout ce dont je suis capable.
Ses yeux vicieux me transpercent. Des flashbacks de son attaque assaillent soudain ma mémoire. Je le revois fondre sur moi à toute allure. Je sens encore ses crocs déchirer ma chair... Je resserre, si possible, encore les doigts autour de mon poignard sanctifié. C'est à présent à mon tour de toiser l'animal d'un œil mauvais.
— Je devrais te tuer sur le champ.
Ah ! tonne-t-il, méprisant. Toi aussi, tu dois être un putain de télépathe ! Parce que je pensais exactement pareil. Je sais même pas pourquoi tu m'intéressais autant, t'es pas différent des autres raclures de ton espèce. Vous êtes tous des hypocrites, qui s'accordent le droit de décider de ce qui est bon ou mauvais en fonction de ce qui vous arrange.
— Pourquoi t'être immiscé dans ma vie si telle est ton opinion ?
Il fulmine et grogne de plus belle.
C'est toi qui t'es imposé dans la mienne ! Je t'ai jamais demandé de me ramasser sur le bord de cette foutue route. On n'en serait pas là si tu t'étais juste occupé de ton cul ce soir-là.
Je fronce des sourcils alors qu'il vocifère, mais ce n'est qu'une hypothèse farfelue de plus qui se confirme : Khaleel est le pitbull noir blessé que j'ai secouru il y a de ça un peu plus d'un mois.
Tant que j'y suis, exorciste de mes deux, mon espèce ne terroriserait pas la tienne si elle n'était pas si avide de tout et pourtant si réticente à assumer le prix de ses décisions le moment venu.
Un souffle dédaigneux m'échappe.
— Te permets-tu vraiment de me traiter d'égoïste, alors que tu es l'animal perfide qui m'a trompé dès le début pour parvenir à ses fins ?
Ouais, ben t'as pas été très farouche... Puis redescends de ton piédestal, sac à viande. T'es pas le centre de l'univers. Je parle des damnés que j'exécute. Ceux à cause de qui toi et les tiens voulez ma peau... Toutes ces âmes, je les récupère au nom de mon maître. Elles lui ont été promises en échange de ses faveurs. Et t'es pas un lapin de deux jours pour pas piger de quoi il s'agit.
— Des pactes de sang, murmuré-je.
Je caresse distraitement l'entaille au creux de ma paume, auto-infligée pour sceller cette invocation.
Le sang noue les plus puissants liens. Ça fait bien des siècles que des humains peu scrupuleux signent des contrats de ce genre avec des démons, vendant leur âme en échange d'un accomplissement. Depuis la nuit des temps, les chiens de l'Enfer interviennent au terme de ces accords pour récolter ces âmes corrompues, avec pertes et fracas. Une information de base, à la portée de n'importe quel apprenti. La grosse problématique reste que ces créatures infernales ne se contentent pas de tuer les abrutis qui pactisent avec le diable. Elles massacrent aussi des innocents par plaisir, ou par voracité, tout autour du globe.
L'OLCCS n'a que peu de moyens de prévenir ou empêcher ces attaques arbitraires, au nombre exponentiel. Cet objectif majeur étant un échec, les meilleurs agents ont été appelés à enquêter pour anticiper les prochaines attaques de damnés et mater ces satanés monstres.
Impatient comme un fauve en cage, Khaleel reprend :
T'as fait travailler tes deux neurones, bravo. Alors maintenant on fait quoi ? Tu me gardes dans ce piège et tu me butes, ou tu m'en libères et je te bute ?
Cette profonde véhémence à mon égard m'irrite et me trouble tout à la fois. Si cette horreur tout droit sortie des entrailles de l'Enfer est bel et bien Khaleel, je l'ai laissé me...
Ma vision se brouille. Je prends une grande inspiration, ravale difficilement un haut-le-cœur, et efface d'un geste rageur les larmes qui s'amoncellent aux coins de mes yeux.
— Je veux que tu prennes forme humaine.
La bête ricane face à ma requête.
Merde... T'es en boucle, ma parole. Me dis pas que je t'ai cassé une pièce à force de te déglinguer ? Ou alors, c'est que t'as envie de regoûter à ma bite infernale.
J'affiche une moue de dégoût, mais élude ses provocations. C'est ce que les démons font le mieux. Ça et le sexe, a priori.
Je rejette cette idée répugnante avec une nouvelle grimace et reprend :
— J'ai besoin de te revoir sous cette forme, d'être témoin de ta mutation afin de confirmer une bonne fois pour toute que je n'ai pas perdu l'esprit à force d'imaginer des théories incongrues au sujet des tiens... ou de toi.
Ce monstre ne paraît nullement enclin à prendre en compte mes états d'âme.
Je pourrais essayer de l'y contraindre. Quelques vielles formules occultes me viennent spontanément en tête. Y recourir me permettrait de le dominer par les ténèbres et le sang, de le soumettre à mes volontés en usant du pouvoir de son nom. Mais... la condition d'alpha de Khaleel semble le rendre dix fois plus résistant à ma foi. L'affronter à Orléans m'a fait l'effet d'un face-à-face avec un démon supérieur particulièrement fougueux. Rien ne me garantit que mon injonction à sa soumission sera un succès, et la simple idée de l'enrager à un point tel qu'il parvienne à s'échapper de mon emprise suffit à m'en dissuader. Trouver comment le convaincre paraît être une meilleure approche.
— Si tu obtempères, je te laisserais rentrer chez toi.
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Alors ? Tu penses quoi de ce premier chapitre POV Aubrey ? 👀