... ou sauveur ?
Son hurlement de douleur me glace le sang. À court de souffle, je fixe les traces de brûlure sur le sol à l’endroit où Khaleel a disparu. Le vertige qui me fait vaciller me rappelle la quantité pharamineuse d'énergie que j'ai dû mobiliser pour le renvoyer en Enfer. Mon saignement abondant s'ajoute à cet état de faiblesse post-bannissement. Je soupire, encore haletant, et taillade un bout de mon t-shirt. Après m’être bandé la main, je m’appuie contre la surface la plus proche et ferme les yeux pour reprendre contenance malgré le brouhaha qui m'entoure.
Loin de m'apaiser, ce repli sur moi-même me renvoi inévitablement à lui. Son image s'affiche sous mes paupières closes. Tantôt fascinante tantôt déchirante, elle oscille entre les traits inoubliables de son visage humain et son horrible forme animale.
— Qu'est-ce t'as foutu ? réitère mon chef de faction.
Sa voix insistante se détache du bruit de fond en langue étrangère et me ramène à cette cellule lugubre, dans le ventre glacial des montagnes de Sibérie. Je me redresse sur mes jambes fébriles. En rouvrant les yeux, je remarque la présence du chef des Bourreaux à nos côtés. Il me jette un regard sidéré, visiblement après avoir constaté les faits, et vocifère à peu de choses près la même question dans un anglais haché au couteau. Sa voix grave, autoritaire, force le respect. La colère qui émane de lui est rendue d'autant plus écrasante par sa carrure, digne de Teddy Riner. Le fait que ce mastodonte soit masqué n'arrange rien, mais je ne suis pas du genre facilement impressionnable. J'ancre mon regard au sien et répond dans un anglais tout aussi marqué par mon accent antillais.
— Je n'ai fait que ce pourquoi on me paie grassement, c'est à dire renvoyer des suppôts de Satan brûler en enfer.
— Je devrais vous faire révoquer ! fulmine-t-il avec de grands gestes menaçants.
— Pour avoir fait mon travail ? feins-je de m'étonner.
— Pour m'avoir empêché de faire le mien ! C'était notre seul moyen de faire réagir le démon des Croisements.
— Si vous croyez sincèrement que torturer un de ses sbires aurait suffi à l'appâter, vous êtes aussi incompétent que ces prêtres.
Je désigne les concernés d'un mouvement nonchalant de la tête. Paxton se colle à mon dos et saisit mon épaule.
— Lazare, putain, tu me fais quoi là ? gronde-t-il entre ses dents. Tu frises l'incident diplomatique.
— C'était un putain de chien de l'Enfer ! enrage Monsieur X, les yeux exorbités de fureur. De quel côté êtes-vous ? Ces saletés ne devraient en aucun cas aller et venir à leur guise sur Terre ! Nous devons mettre un terme à ces contrats et, pour cela, utiliser tous les moyens à notre portée.
Il avance, oppressant. La taille de la cellule parait rétrécir à mesure qu'il me surplombe. Je campe pourtant sur mes positions.
— Je vous rappelle que ce sont des humains, qui invoquent ce démon avec lequel ils pactisent. Peut-être devrions-nous revoir nos méthodes et commencer par gérer les débordements de notre propre espèce.
Paxton resserre les doigts sur mon épaule et me tire en arrière. Faisant écran entre le leader russe et moi, il rejoint le débat en anglais d'un ton modéré :
— OK, les connards prêts à pactiser avec un démon méritent de crever, oui. Mais c'est pas la question. On peut pas laisser ces monstres décimer des gens sans réagir.
— C'est dans leur nature, souligné-je en dépit de son œillade répréhensible. Si l'on accepte de laisser les vampires se nourrir d'humains consentants, pourquoi décrier la perte de personnes qui ont donné leur accord pour mourir à une date précise en vendant littéralement leur âme au Diable ?
Ma rhétorique flanque une sacrée gifle aux deux chefs de faction. Ils me dévisagent sous les lumières faiblardes comme si j'étais possédé. Peut-être le suis-je bel et bien, par le besoin viscéral de justifier mes actes. Je poursuis alors avec aplomb :
— Le vrai problème repose sur les attaques arbitraires d'innocents, et je pense qu-
— Охранники ! Схватите этого еретика*.
Le cri soudain de Monsieur X me désarçonne. Je ravale la fin de ma phrase sous son regard enflammé et tourne mes yeux interloqués vers l'interprète, qui comprend tout de suite mon interrogation silencieuse.
— Il a appelé les gardes pour vous arrêter.
J'en reste bouche bée, et tout s'enchaîne. En une fraction de secondes, les gardiens de la cellule débarquent à l'intérieur. Paxton s'interpose à nouveau, les mains en avant pour calmer la situation.
— Eh, doucement les GI Joe.
Sa posture dominante ne refreine en rien l'initiative des russes.
— Je vous déconseille de me toucher, prévient-il en sortant ses armes des harnais invisibles qui sanglent son buste. Cette créature était ma cible, c'est moi qui vous l'aie ramenée, et cet homme est un agent de ma faction. S'il doit répondre à qui que ce soit, ce sera à moi et au Conseil français.
— Vous êtes en Russie, vous répondez à l'autorité russe.
Le ton du leader russe est intransigeant. Il ne reculera pas. La tension est à son comble. Paxton Eliccire étant réputé pour être ultra protecteur avec les siens, en plus d’avoir la gâchette facile, je préfère intervenir.
— Nul besoin d'en venir à l'affrontement. Je suis prêt à assumer l'entière responsabilité de mes actes.
Paxton fait volte-face et me mitraille de ses yeux sombres. Lucide quant à la présence de l'interprète, il rétorque en créole haïtien :
— Ils vont te jeter dans une de leurs foutues cellules !
— Et tu vas devoir m'en faire sortir, réponds-je dans mon créole natal.
Sans lui donner l'occasion de répliquer, je me décale mains levées sous le regard jubilatoire des six prêtres tassés au fond de la cellule et me rend accessible aux gardes. Usager des harnais et ceintures multi-placements fournis par l'organisation, un d'entre eux me palpe tandis que l'autre me retient fermement les bras. Il m'arrache mon matériel bien que celui-ci soit rendu invisible par la magie qui dissimule mes fourreaux. Mes artifices réapparaissent à leurs yeux dès qu'ils me sont confisqués. Le garde qui m'immobilise crache des ordres que je ne comprends pas. Je hoquete de douleur lorsqu'il me tourne brusquement le bras dans le dos avant que l'interprète ne soit frappé par l'idée de me traduire sa requête. Mon regard démuni glisse vers Paxton. Tout aussi impuissant, il les observe me déplacer avec une force zélée et lance d'une voix assurée :
— Je rentre au bercail annoncer la situation. Tiens-toi tranquille jusqu'à ce qu'on trouve une solution.
Je ne peux qu'opiner alors que le garde me bouscule hors de la cellule.
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Traduction (russe) : « Gardes ! Saisissez cet hérétique. »