Point de vue d’Agathe.
Premier jour de sixième.
Contrairement à la plupart des élèves présents dans la cour, personne n’avait accompagné Agathe ce matin-là. Pas de main réconfortante, pas de regard bienveillant à ses côtés. Juste son sac sur le dos, trop grand pour elle, et sa solitude bien installée.
Elle se tenait droite pourtant, fière malgré tout, déterminée à faire face.
Autour d’elle, les groupes se formaient naturellement. Les rires fusaient, les retrouvailles s'enchaînaient. Elle reconnaissait quelques visages. Certains camarades de CM2, croisés dans les couloirs ou partagés en classe l’an dernier. Elle n’était pas une inconnue, mais elle n’avait jamais été au centre. Pas la plus populaire, pas celle qu’on invitait aux anniversaires ni aux sorties du mercredi après-midi. Elle parlait à tout le monde, toujours polie, toujours souriante — mais sans jamais vraiment s’ancrer dans un groupe.
Elle attendait patiemment que les classes soient appelées, observant les autres du coin de l'œil. Elle essayait de ne pas se faire remarquer, de se fondre dans la masse.
Soudain, une voix douce se détacha du brouhaha :
— Agathe Gérard.
Elle sursauta à peine. Cette voix avait quelque chose de réconfortant, presque familier. Elle leva la tête, puis s’avança vers le groupe qui se formait. Une file d’élèves s’allongeait peu à peu autour d’une femme calme et souriante, à l’allure rassurante.
Agathe prit place sans un mot. Elle suivit la file, le regard bas, attentive. Les pas de la professeure guidaient le petit cortège à travers les couloirs du collège. Tout était nouveau. L'odeur, les murs, les affiches. Tout semblait plus vaste, plus froid, plus sérieux qu’à l’école primaire.
Le groupe s’arrêta soudain.
Elle ne voyait pas ce qu’il se passait devant, la tête de ses camarades lui bouchait la vue. Mais elle reconnut la voix, la même que tout à l’heure.
— Vous entrez en silence et vous vous asseyez dans l’ordre de l’appel.
Douce, mais ferme. Une autorité naturelle, posée, sans besoin de hausser le ton.
Agathe franchit la porte timidement. Elle ne leva pas les yeux. Elle se glissa à sa place, au milieu de la rangée, et serra les mains sur ses genoux pour calmer le léger tremblement qu’elle sentait monter.
La professeure attendit que tout le monde soit assis, puis s’avança au centre de la classe.
— Je suis Madame Leblanc, dit-elle avec un sourire. Je serai votre professeure principale cette année, mais aussi votre professeure de français.
Elle marqua une pause, balayant la classe du regard, comme si elle prenait le temps de regarder chaque élève.
— Je sais que l’entrée en sixième est une étape importante. Vous venez de quitter le monde de l’école primaire pour découvrir celui du collège. C’est nouveau, parfois un peu impressionnant. Il va y avoir des changements, c’est vrai. Mais rassurez-vous, l’équipe pédagogique, et moi-même, serons là pour vous accompagner. Vous n’êtes pas seuls.
Autour d’Agathe, les autres élèves écoutaient avec attention. Il y avait quelque chose dans cette femme… une capacité à capter l’attention sans jamais l’imposer. Une bienveillance dans la voix, une chaleur tranquille.
Agathe leva furtivement les yeux. Un instant. Juste assez pour croiser le regard de Madame Leblanc. Elle crut y voir un éclat de douceur qui lui était destiné. Un regard qui ne jugeait pas, qui ne forçait pas. Un regard qui voyait.
— Je vais commencer par vous distribuer votre emploi du temps, reprit-elle. C’est dense, je sais. Chaque matière a son professeur. Vous changerez de salle à chaque heure. Sauf après les récréations : dans ces cas-là, votre professeur viendra vous chercher dans la cour pour vous mettre en rang.
Quelques murmures dans la classe. Certains échangeaient des regards, d’autres prenaient déjà des notes. Agathe, elle, écoutait. Elle enregistrait chaque mot, chaque règle, chaque consigne. Elle voulait bien faire.
— Vous resterez avec moi jusqu’à la pause de midi, reprit Madame Leblanc en se plaçant devant le tableau. Nous verrons ensemble le plan du collège, remplirons les fiches administratives, et pour finir, nous irons chercher vos manuels de cours.
Elle souriait toujours, comme pour alléger l’impression de journée chargée. Son ton restait posé, sans précipitation.
— Vous avez des questions ?
Un léger silence suivit. Les élèves se regardaient, certains hésitaient à lever la main, d’autres gardaient les yeux rivés sur leur bureau. Agathe, elle, ne bougea pas. Même si mille questions lui traversaient l’esprit — où étaient les toilettes ? comment on savait où aller ? est-ce que quelqu’un vérifierait que son carnet était signé ? —, aucune ne passa ses lèvres.
Elle préférait observer, comprendre par elle-même, ne pas attirer l’attention.
Madame Leblanc n’insista pas. Elle fit un petit signe de tête compréhensif, comme si elle savait que les questions viendraient plus tard, quand chacun aurait pris ses marques.
La matinée se poursuivit dans cette même atmosphère calme et structurée. Les explications s’enchaînaient, ponctuées de petits moments de découverte : la carte du collège, les règles de vie, les papiers à remplir. Agathe restait silencieuse, mais attentive, absorbant chaque détail comme une éponge.
Elle aimait bien la façon dont Madame Leblanc parlait, avec patience, comme si rien ne pressait. C’était rassurant. Même les élèves les plus agités semblaient se tenir un peu mieux sous son regard doux mais ferme.
Lorsque vint l’heure de la pause déjeuner, les élèves se levèrent dans un joyeux brouhaha, soulagés par cette première matinée sans accrocs. Agathe, elle, se leva plus lentement, son sac à la main, le regard encore accroché au tableau où restait accroché le plan du collège.
L’après-midi, les vrais cours commenceraient. Ce serait une autre étape, un autre défi. Mais pour l’instant, elle avait survécu à sa première matinée.
Et c’était déjà une petite victoire.