Gabriel
Théodore, rouge de colère, fait un pas vers Clémence, le regard noir, mais il n’a pas le temps d’aller plus loin. Léo et Julien se placent aussitôt devant lui, formant une barrière entre lui et Clem.
– Si tu veux toucher ne serait-ce qu’un seul de ses cheveux, il faudra d’abord passer sur nous, dit Julien d’un ton calme mais menaçant.
Léo croise les bras et ajoute avec un sourire en coin :
– Et je te préviens, je ne suis pas du genre à me laisser marcher dessus.
Le silence se fait, pesant. Une tension presque palpable s’installe autour de nous, comme si l’air lui-même s’était chargé d’électricité. Théodore serre les poings, sa respiration courte et saccadée. Son regard oscille entre Léo et Julien, ses mâchoires crispées sous l’effort qu’il fait pour ne pas exploser.
Je peux voir ses doigts trembler légèrement avant qu’il ne les contracte à nouveau, ses jointures blanchissant sous la pression. Il hésite. Il est en colère, blessé, et peut-être même un peu humilié. Mais il n’est pas stupide. Il sait que s’il tente quoi que ce soit maintenant, il sera en infériorité numérique. Et surtout, il sait qu’il a déjà perdu bien avant d’avoir commencé.
Autour de nous, quelques étudiants se sont arrêtés pour observer la scène. Des murmures s’élèvent, des regards curieux se posent sur nous. Certains ont même sorti leur téléphone, prêts à filmer au cas où la situation dégénérerait.
Théodore inspire profondément, comme s’il cherchait à se calmer, mais ses yeux brillent toujours d’une lueur dangereuse.
Il ouvre la bouche, prêt à lâcher quelque chose une insulte, une menace, peut-être même un cri de frustration, mais avant qu’il n’ait le temps de prononcer le moindre mot, une voix féminine retentit derrière nous, tranchante et autoritaire.
– Bon, tout le monde se calme !
Aurélie s’avance d’un pas décidé, les mains sur les hanches. Elle a ce regard que je lui connais bien, un mélange de lassitude et d’exaspération qui laisse deviner qu’elle n’a pas du tout envie d’assister à ce genre de spectacle.
Elle s’arrête juste à côté de moi et lève un sourcil en direction de Théodore.
– Sérieusement, tu fais tout ça par jalousie ?
Un léger ricanement fuse quelque part dans la foule. Théodore lui jette un regard noir, mais Aurélie ne recule pas. Elle soutient son regard avec une confiance tranquille, presque condescendante.
– Écoute, je comprends que ça te fasse chier, ok ? Mais est-ce que c’est vraiment comme ça que tu veux gérer la situation ? En faisant une scène en public ? Tu crois que ça va changer quoi que ce soit ?
Je fronce légèrement les sourcils. Je ne sais pas si c’est moi qui me fais des idées, mais son ton. Il y a quelque chose de bizarre. Ce n’est pas juste un reproche ou une moquerie, c’est presque… un conseil.
Clémence, elle, ne semble pas du tout apprécier ce qu’elle entend. Elle croise les bras sur sa poitrine, son regard dur, méfiant.
– Et toi, Clémence… tu pourrais peut-être essayer d’être un peu plus discrète, non ?
Clémence écarquille les yeux.
– Pardon ?
Aurélie hausse les épaules, l’air faussement détaché.
– Je dis juste que t’aurais pu y aller doucement. T’as quand même été avec Théodore un bon moment…
– Et alors ? Je fais ce que je veux.
– Oui, bien sûr…
Son sourire me paraît étrange, presque forcé. Comme si elle-même n’était pas totalement convaincue par ce qu’elle venait de dire. Son regard glisse brièvement vers Théodore, puis revient sur Clémence.
Elle tend la main et pose doucement ses doigts sur l’avant-bras de Clem, son expression se radoucissant légèrement.
– Je suis désolée, je n’aurais pas dû dire ça. Allez, ça sert à rien de continuer à se prendre la tête pour ça.
Théodore ouvre la bouche, hésite, puis se ravise. Son regard sombre balaye l’assemblée, comme s’il cherchait un soutien qui ne viendra pas. Finalement, il serre les dents, lance un dernier regard à Clémence – un mélange de colère, de rancune et de regret avant de tourner les talons et de s’éloigner sans un mot.
L’atmosphère se relâche immédiatement. Les conversations reprennent autour de nous, les étudiants qui s’étaient arrêtés pour observer la scène commencent à se disperser.
Je garde les yeux fixés sur Aurélie. Elle ne regarde plus Clémence, ni moi. Elle fixe un point quelque part derrière Théodore, son visage impassible.
Je croise les bras, méfiante.
– Pff, quel gamin… lâche-t-elle finalement en secouant la tête.
Puis, elle tourne la tête vers moi avec un sourire en coin.
– Bon, c’est quand même hyper drôle que tu sois sortie avec lui pour finir avec une des stars du hockey de notre université. T’aurais pu me prévenir !
Clémence manque de s’étrangler, et moi, j’éclate de rire.
– Ah ouais, j’aime bien cette version de l’histoire, dis-je en lançant un clin d’œil à Clem.
Elle me jette un regard noir, ce qui ne fait qu’élargir mon sourire amusé.
Alors qu’Aurélie continue d’essayer d’apaiser la situation, je me penche légèrement vers Clémence, rapprochant mes lèvres de son oreille.
– Si je t’embrasse maintenant, tu m’en empêches ?
Elle tourne la tête vers moi, surprise. Nos regards se croisent, et je vois une lueur d’hésitation dans ses yeux. Mais au bout de quelques secondes, elle souffle presque imperceptiblement :
– Non.
Sans attendre, je pose doucement mes lèvres sur les siennes, un simple baiser, à peine plus qu’un effleurement. Juste assez pour que tout le monde le voie, mais surtout pour que Théodore comprenne qu’il a perdu.
Lorsque je me recule, Clémence reste figée un instant, comme si elle réalisait seulement maintenant ce qu’on vient de faire. Puis, elle détourne les yeux et lâche d’une voix presque tremblante :
– On devrait aller en cours.
– Ouais.
Sans un mot de plus, on se sépare. Je la regarde s’éloigner vers son amphithéâtre, tandis que je me dirige de mon côté, un léger sourire au coin des lèvres.
Le jeu ne fait que commencer.
Les cours de la matinée sont d’un ennui mortel. L’amphithéâtre est rempli d’étudiants à moitié éveillés, certains luttant contre le sommeil, d’autres tapotant distraitement sur leur téléphone sous les tables. Je suis assis au fond, là où personne ne fait vraiment attention à nous, et où le prof n’a pas la motivation de surveiller ceux qui décrochent.
Sur l’estrade, le professeur d’économie continue son monologue avec la même énergie qu’un poisson mort. Il parle de courbes d’offre et de demande, d’équilibre du marché et de je-ne-sais-quoi d’autre, mais honnêtement, j’ai arrêté d’écouter au bout de cinq minutes. Il y a bien une présentation projetée sur l’écran derrière lui, un PowerPoint aux couleurs criardes qui devrait sans doute rendre tout ça plus dynamique, mais franchement, ça ne fonctionne pas.
À côté de moi, Léo lutte pour ne pas s’endormir. Il est affalé sur sa chaise, la tête appuyée sur sa main, clignant des yeux à un rythme de plus en plus lent.
– Mec, je vais crever d’ennui, marmonne-t-il en baillant.
Je lâche un petit rire et continue de gribouiller des trucs inutiles dans mon cahier. Des formes abstraites, des petits dessins sans logique… et sans même m’en rendre compte, j’ai commencé à tracer un profil vaguement reconnaissable. Des cheveux bouclés, un regard vif… Clémence.
– T’es pas le seul, je réponds distraitement.
Julien, lui, semble être le seul à faire semblant de s’intéresser au cours. Il est droit sur sa chaise, son stylo en main, hochant la tête à chaque phrase du prof comme si tout ce charabia avait un sens. Soit il comprend réellement, soit il joue bien son rôle.
Devant nous, un groupe d’étudiants chuchote entre eux en échangeant des notes. Deux filles au premier rang tapent furieusement sur leur clavier, sûrement en train de tout retranscrire mot pour mot. Un peu plus loin, un mec a carrément posé son front sur la table, son bras pendant mollement sur le côté, complètement KO.
Je tente de me concentrer, de comprendre au moins une phrase du cours, mais rien à faire. Mon esprit revient sans cesse sur la scène de ce matin.
Le baiser.
Ce n’était rien d’incroyable, juste un contact rapide, mais ça n’empêche pas mon cerveau de tourner en boucle dessus. L’expression de Clémence, la surprise dans ses yeux juste avant que nos lèvres se touchent, et surtout, la manière dont elle n’a pas reculé. Je me demande à quoi elle pense maintenant. Est-ce qu’elle regrette ? Est-ce que ça l’amuse autant que moi ?
Et puis il y a Théodore.
Je serre légèrement mon stylo en me rappelant son regard furieux, son corps tendu comme s’il était à deux doigts d’exploser. Ce type est une bombe à retardement. Il va falloir faire attention.
Un bruit sec me fait sursauter. Je tourne la tête et vois Léo qui vient de laisser tomber son stylo au sol. Il le ramasse en grommelant et me lance un regard fatigué.
– J’en peux plus, mec. Si je reste une minute de plus ici, je vais m’endormir pour de bon.
Je jette un œil à l’horloge numérique au-dessus du tableau. Encore dix minutes avant la pause. Une éternité.
– Tiens bon, je murmure. Tu pourras faire une sieste à midi.
– J’ai pas besoin d’une sieste. J’ai besoin d’un putain de café.
Il se redresse et s’étire discrètement, mais sa chaise grince et le prof s’arrête en plein milieu de sa phrase.
– Monsieur Valemont, quelque chose à ajouter sur l’influence des facteurs exogènes dans l’équilibre du marché ?
Léo ouvre la bouche, la referme, puis me jette un regard de panique.
– Euh… Je dirais que…
Je me mords la lèvre pour ne pas éclater de rire. Tout l’amphi est tourné vers nous, et Julien lève les yeux au ciel.
– Que c’est… un processus en constante évolution ? tente Léo, l’air faussement sérieux.
Un silence s’installe.
Le prof le fixe une seconde avant de reprendre son cours, visiblement trop blasé pour s’attarder sur cette réponse bancale.
– Putain, souffle Léo en s’affaissant dans son siège.
Je lui donne un léger coup de coude, amusé, et les dernières minutes du cours finissent par s’écouler.
Quand la matinée se termine enfin, on sort de l’amphi avec un soulagement presque collectif. L’air frais dehors fait un bien fou après ces heures passées dans cette salle étouffante. On se retrouve rapidement avec les gars pour manger, chacun récupérant de quoi grignoter.
Je prends un sandwich au distributeur pendant que Julien et Léo discutent de l’entraînement de la veille.
– Franchement, le coach a abusé hier, dit Léo en ouvrant son paquet de chips. Deux heures de cardio, c’était du sadisme pur.
– Il veut qu’on soit prêts pour le match de samedi, réplique Julien en haussant les épaules.
Je les écoute d’une oreille, encore un peu perdu dans mes pensées, puis je m’adosse au mur et les regarde tous les deux.
– Bon, écoutez, les gars, je dois vous demander un truc.
Léo arque un sourcil en croquant dans son burger.
– C’est rare que tu sois aussi sérieux.
– Clémence voulait en parler à Aurélie, mais je lui ai demandé de ne rien lui dire.
Julien fronce les sourcils.
– Attends, c’est toi qui lui as dit de ne pas parler à sa meilleure amie ?
– Ouais. Si Aurélie est au courant, c’est mort. Elle est pas hyper discrète, et si ça se sait, tout notre plan tombe à l’eau.
Léo éclate de rire, secouant la tête.
– Ah, c’est malin, ça ! Donc on doit faire semblant de ne rien savoir, alors qu’on sait que c’est du flan ?
– Exactement.
Julien soupire et passe une main dans ses cheveux, pensif.
– Tu joues à un jeu dangereux, mon pote.
Je croise les bras.
– C’est pas un jeu.
Julien me jette un regard appuyé, comme s’il voulait me dire que je me voile la face.
– Si, et tu le sais. Mais bon, t’as de la chance, je suis un excellent acteur, ajoute Léo avec un sourire en coin.
Je hoche la tête, satisfait.
– Parfait. On continue comme ça.
Léo fait claquer sa langue.
– Ça va être drôle…
Il mord dans son burger avec enthousiasme, et pendant un instant, je me demande si je ne suis pas en train de créer une situation bien plus compliquée que prévu.
Mais après tout… c’est peut-être ça qui rend les choses intéressantes.
Après le déjeuner, je retourne en cours avec la même motivation qu’un lundi matin pluvieux. L’amphi est à moitié rempli quand j’arrive, et je me glisse à ma place habituelle, à côté de Léo et Julien.
– Dites-moi qu’on a un cours intéressant, je supplie en laissant tomber mon sac sur la table.
– Ça dépend de ce que t’appelles "intéressant", répond Julien en consultant son emploi du temps. Économie d’entreprise.
Je laisse échapper un long soupir en posant ma tête sur mon bras.
– Super.
– Bah, au moins, c’est pas de la philo, ajoute Léo en haussant les épaules.
Julien lui lance un regard.
– T’as quelque chose contre la philo ?
– Ouais, ça sert à rien.
Je souris malgré moi en sortant mon cahier. Quelques minutes plus tard, le prof entre et le cours commence.
Économie d’entreprise. Deux heures à parler de gestion, de modèles économiques et de stratégies d’investissement. Je note distraitement quelques mots clés, mais rapidement, mon esprit décroche.
Je jette un coup d’œil autour de moi. Certains étudiants tapent leurs notes sur ordinateur, d’autres gribouillent sur leur cahier, et il y a bien sûr ceux qui ont carrément abandonné et sont en train de scroller sur leur téléphone sous la table.
Léo, lui, lutte encore contre le sommeil. À chaque fois qu’il cligne des yeux un peu trop longtemps, sa tête penche légèrement en avant, jusqu’à ce qu’il se redresse d’un sursaut. Julien, en revanche, écoute attentivement, prenant des notes méthodiquement.
Je fais de mon mieux pour rester concentré, mais c’est peine perdue. Je me demande comment Clémence vit la situation, si elle pense que c’était une erreur ou si, au contraire, elle trouve ça aussi amusant que moi.
Le cours continue, et je me force à prendre quelques notes pour faire bonne figure. Mais même en essayant de me concentrer, l’après-midi passe avec une lenteur insupportable.
Quand la sonnerie marque enfin la fin du dernier cours, je soupire de soulagement et range rapidement mes affaires.
– Enfin libre, dit Léo en s’étirant.
– Jusqu’à demain, corrige Julien en fermant son cahier.
Je sors mon téléphone en marchant vers la sortie et rédige rapidement un message pour Clémence.
Gabriel : T’as fini les cours ? Je peux te ramener à ta chambre si tu veux.
Je range mon téléphone dans ma poche et me dirige vers le parking, attendant sa réponse.
Quelques minutes plus tard, mon téléphone vibre.
Clémence : Tu proposes ça parce que t’es un mec sympa ou parce que tu veux t’assurer que je rentre bien chez moi ?
Un léger sourire en coin apparaît sur mon visage.
Gabriel : Les deux. J’ai une réputation de faux petit ami parfait à tenir, non ?
Elle met quelques secondes avant de répondre.
Clémence : Dans ce cas… j’accepte, mais ne t’y habitue pas trop.
Je souris en voyant son message avant de taper une dernière réponse.
Gabriel : Trop tard.
Je monte dans ma voiture, prêt à aller la chercher.
J’envoie rapidement un message à Clémence.
Gabriel : Je suis devant l’entrée, mon ange. Dépêche-toi avant que je change d’avis.
Je souris en imaginant sa réaction en lisant ça. Elle va sûrement lever les yeux au ciel, exaspérée, mais au fond, je suis sûr qu’elle aime bien ce genre de petits piques.
Quelques minutes plus tard, je la vois arriver. Elle marche d’un pas rapide, son sac jeté négligemment sur son épaule, et son regard se pose sur moi avec un mélange de fatigue et d’amusement.
Elle ouvre la portière passager et s’installe avec un soupir.
– T’as mis le chauffage, j’espère ? demande-t-elle en refermant la porte.
– Bien sûr, mon ange, dis-je avec un sourire moqueur en mettant ma main sur le levier de vitesse.
– Si tu m’appelles encore "mon ange", je te jure que je descends en marche, dit-elle en attachant sa ceinture.
– C’est dangereux, tu sais.
– T’auras qu’à expliquer à mes parents pourquoi leur fille a fini sur le bitume.
Je rigole légèrement et jette un coup d’œil dans sa direction.
– Je suis fatiguée, soupire-t-elle en s’enfonçant dans son siège.
– Journée compliquée ?
– Plutôt longue, corrige-t-elle. Et t’as raison, c’est bizarre de devoir jouer un rôle toute la journée.
Je tourne la tête vers elle, intrigué.
– Tu regrettes déjà ?
Elle me regarde un instant avant de hausser les épaules.
– Je sais pas… Ça me semble juste irréel.
Elle ne dit rien pendant quelques secondes, puis soupire.
– J’espère juste que ça ne va pas nous exploser à la figure.
Je ne réponds pas tout de suite. En vrai, je comprends ce qu’elle veut dire. On a monté ce plan en quelques minutes à peine et maintenant, on doit faire semblant d’être ensemble devant tout le monde, y compris ses amis les plus proches.
– On s’y habituera, dis-je finalement en redémarrant la voiture.
Elle laisse échapper un léger rire.
– C’est pas censé être temporaire ?
– C’est ce qu’on verra, je réponds d’un ton énigmatique.
Elle tourne la tête vers moi, plissant les yeux, mais je garde mon regard fixé sur la route, un sourire au coin des lèvres.
Le reste du trajet se fait dans un calme agréable. La musique de fond emplit doucement l’habitacle et je sens Clémence se détendre petit à petit. Lorsqu’on arrive devant son immeuble, elle détache sa ceinture et attrape la poignée de la portière avant de s’arrêter.
– Merci pour le trajet, dit-elle en me regardant.
– À ton service, réponds-je naturellement.
Elle hésite une seconde avant de finalement ouvrir la portière et sortir. Je la regarde s’éloigner vers l’entrée du bâtiment, et juste avant qu’elle ne disparaisse, elle se retourne et me lance :
– Et n’oublie pas, Gabriel, t’as une réputation à tenir.
Je souris en secouant la tête avant de redémarrer pour rentrer chez moi.