Clémence
La lumière du matin s’infiltre à travers les rideaux, projetant des motifs dorés sur le plafond. L’air est encore frais, et un silence apaisant règne dans la chambre. Seul le bruit lointain du réfrigérateur et quelques piaillements d’oiseaux à l’extérieur viennent troubler cette tranquillité. Pourtant, mon esprit est tout sauf calme. Dès que j’ouvre les yeux, la réalité me frappe de plein fouet. La dispute avec Théodore, son regard dur, ses paroles cinglantes… Tout me revient d’un coup, comme un mauvais rêve qui refuse de s’effacer.
Je pousse un soupir et me redresse lentement, le corps encore engourdi par la fatigue. Je n’ai pas bien dormi. Mes pensées n’ont cessé de tourner en boucle toute la nuit, et ça se voit sur mon visage. Lorsque je passe devant le miroir, mon reflet me fait grimacer. Mes yeux sont gonflés, ma peau semble plus pâle que d’habitude, et je pourrais presque compter les cernes sous mes yeux. Super…
D’un geste automatique, j’attrape ma trousse de maquillage et applique un peu d’anticernes. Ça ne règle pas tout, mais ça aide un peu. Je me démêle les cheveux rapidement avant de les attacher en une queue-de-cheval négligée. Aujourd’hui, je n’ai pas la force de me soucier de mon apparence plus que ça.
Je fouille dans mon armoire et attrape un jean et un pull large. Confort avant tout. Une fois habillée, je traîne un peu dans ma chambre, fixant mon téléphone du coin de l’œil. Un message de Théodore, peut-être ? Rien. Pas même un appel manqué. Je devrais m’en foutre. Après tout, il a été exécrable hier. Mais une part de moi ne peut s’empêcher d’espérer…
Secouant la tête, je décide de me bouger. Je prends mon sac et quitte la chambre pour aller dans la salle de bain commune.
Quand j’entre, Aurélie est déjà là, en train de se brosser les cheveux devant le miroir. Contrairement à moi, elle a l’air en pleine forme. Son sourire habituel illumine son visage, et elle fredonne un air entraînant en se préparant. Dès qu’elle m’aperçoit, elle s’arrête et fronce légèrement les sourcils.
- Hey, Clém ! Tu as l’air un peu fatiguée. Comment ça va ce matin ?
Je soupire et me laisse tomber contre le mur, les bras croisés.
- Comme si j’avais traversé un champ de mines émotionnel. Mais je suppose que je vais m’en sortir.
Aurélie pose sa brosse et se tourne vers moi, une lueur de compréhension dans les yeux.
- Tu veux en parler ?
Je secoue la tête.
- Pas vraiment. Je veux juste essayer de passer une journée normale. Concentrons-nous sur les cours, d’accord ?
Elle m’observe un instant, comme si elle cherchait à lire entre les lignes, puis hoche la tête.
- D’accord. Mais si jamais tu veux te vider la tête, je suis là, ok ?
Un petit sourire se dessine sur mes lèvres malgré moi.
- Je sais. Merci, Auré.
Elle me répond avec un clin d’œil avant de terminer son maquillage. Pendant qu’elle range ses affaires, je me lave rapidement le visage à l’eau froide, espérant que ça me réveille un peu.
Une fois prête, je la suis hors de la salle de bain et nous retournons dans la chambre pour récupérer nos sacs.
- T’as pris ton cours d’éco ? demande Aurélie en refermant la fermeture de son sac.
Je grimace.
- Merde, non, attends.
Je fouille dans mon bureau en râlant, retrouvant finalement mon classeur sous une pile de papiers.
- T’as de la chance que je sois là, commente Aurélie en croisant les bras.
- Ouais, ouais, t’es la meilleure, je sais.
On attrape nos manteaux et quittons la chambre, descendant les escaliers de la résidence universitaire. Dehors, l’air est frais et légèrement humide, signe que la journée sera sûrement grise.
On marche jusqu’à l’arrêt de bus, où quelques autres étudiants attendent déjà. Aurélie essaie de me changer les idées en racontant une anecdote sur un prof qui a renversé son café sur ses notes la veille. Je souris à son histoire, mais mon esprit revient sans cesse à Théodore.
Quand le bus arrive, je monte derrière elle et m’installe sur un siège côté fenêtre. Je regarde les rues défiler, les passants qui marchent à toute vitesse, les voitures coincées dans le trafic. Tout me semble lointain, comme si j’étais déconnectée de la réalité.
Aurélie me donne un léger coup de coude.
- Hé, t’es encore dans ta tête, là.
Je tourne la tête vers elle.
- Désolée. J’essaie vraiment de penser à autre chose.
Elle soupire, mais son regard est rempli de bienveillance.
- T’inquiète, ça va passer. Et puis, honnêtement, après ce qu’il t’a fait hier, tu devrais même pas te prendre la tête pour lui.
J’aimerais être aussi détachée qu’elle. Mais ce n’est pas si simple.
Le bus continue son trajet, et je me force à me concentrer sur la journée qui m’attend. Il faut que je tienne le coup. Juste une journée normale… Rien de plus.
Le campus est en effervescence. Des groupes d’étudiants rient, discutent, vivent leur vie normalement. Moi, je marche parmi eux avec l’impression d’être en dehors du temps, comme un fantôme errant dans un monde qui n’a pas remarqué ma chute. Mais c’est faux.
Des regards se posent sur moi. Discrets pour certains, appuyés pour d’autres. Des murmures s’élèvent sur mon passage, comme une vague de chuchotements qu’on pense inaudible mais qui m’écrase un peu plus à chaque pas. Mon cœur se serre à l’idée de ce qu’ils doivent dire. De ce qu’ils ont vu hier.
La dispute avec Théodore a été publique. Humiliante. Et maintenant, je suis celle qu’on regarde du coin de l’œil, celle dont on parle à mi-voix en espérant qu’elle n’entende pas.
J’essaie de respirer normalement, de marcher droit, d’ignorer la sensation oppressante qui me colle à la peau. Je me raccroche à une pensée simple : Il faut que j’aille en cours. Il faut que je tienne le coup.
Je pousse la porte du bâtiment et m’engouffre dans les couloirs bondés. Tout semble bruyant, étouffant. J’ai l’impression que mon propre corps pèse une tonne. Je m’assois dans l’amphithéâtre, sors mes affaires, fixe le tableau en essayant de me concentrer. Le professeur parle, les étudiants prennent des notes, et moi, je suis là, mais ailleurs.
Quand la sonnerie retentit, je rassemble mes affaires sans même m’en rendre compte. Mon corps agit mécaniquement, comme si tout était réglé à l’avance. Je me lève et sors dans le couloir, l’air frais venant mordre ma peau alors que je m’éloigne.
Et c’est là que je le vois.
Théodore.
Il est là, au bout du couloir, entouré de ses amis. Son dos appuyé contre le mur, son regard qui me trouve aussitôt. Mon estomac se noue.
Je pourrais faire demi-tour. Faire comme si je ne l’avais pas vu. Mais je n’en ai pas envie.
Non.
Je refuse d’être celle qui fuit.
Alors je marche vers lui, le cœur battant, mais la tête haute. Je me prépare mentalement à la confrontation, même si une part de moi espérait qu’elle n’aurait jamais lieu.
Dès que j’arrive à sa hauteur, il se détache du mur et avance de quelques pas, un sourire crispé sur le visage.
- Clémence, alors tu te balades comme si de rien n’était ?
Son ton acerbe me frappe de plein fouet.
Mon corps se tend instinctivement. Je ne veux pas de ça. Pas encore.
- Théodore, je n’ai pas envie de discuter ici. On a déjà parlé hier, non ?
Je veux juste que ça s’arrête.
Mais il ne compte pas me laisser partir aussi facilement.
- Parler ? répète-t-il avec sarcasme. C’était plutôt un monologue. Tu n’as même pas compris pourquoi j’étais en colère. Tu te fous de tout, comme d’habitude.
Je sens une montée de frustration. Mon souffle se bloque un instant.
Il ose.
Après tout ce qu’il a fait hier, après l’humiliation qu’il m’a fait subir devant tout le campus, il ose encore se poser en victime ?
- Théodore, c’est bon. Je ferme les yeux un instant pour contenir ma rage. Je suis fatiguée de tout ça. Tu as agi comme un abruti devant tout le monde. Je ne mérite pas ça.
- Oh, donc maintenant, c’est de ma faute si tu n’arrives pas à assumer tes responsabilités ?
Un rire sans joie m’échappe.
- Mes responsabilités ? Ma voix tremble de colère. Tu parles de tes attentes irréalistes ? De tes accusations absurdes ? Je ne suis pas ton punching-ball émotionnel.
Les étudiants autour de nous commencent à détourner les yeux, mal à l’aise. Même ses amis semblent hésiter à rester.
Théodore, lui, me fixe avec cette expression à la fois furieuse et blessée, comme s’il ne comprenait pas comment on en était arrivés là.
- Qu’est-ce que tu cherches à prouver, Théodore ? Je fais un pas en avant, plantant mes yeux dans les siens. Que tu es un monstre avec lequel je ne veux plus avoir affaire ? Parce que là, tu réussis parfaitement.
Il reste silencieux un instant.
Je crois qu’il comprend enfin.
Mais au lieu d’assumer, il cherche une échappatoire.
- Je rêve, ou tu me largues là, comme ça, en pleine fac ?
Ses mots transpirent l’amertume.
- C’est exactement ça.
Ma voix est calme. Presque douce.
Et c’est ça qui le détruit.
Parce que je ne crie pas. Je ne m’effondre pas.
Je le regarde juste dans les yeux et je lui dis la vérité.
- Nous ne sommes plus faits pour être ensemble. C’est fini.
Un silence pesant s’installe.
Autour de nous, les derniers curieux s’éloignent, réalisant que la scène touche à sa fin.
Théodore reste figé, incapable de répondre. Peut-être qu’au fond, il pensait que ça se passerait autrement. Que je reviendrais, comme toutes les autres fois.
Mais pas cette fois.
Je me détourne et m’éloigne sans me retourner.
Je marche vite, comme si mettre de la distance physique pouvait aussi éloigner la douleur.
Et pourtant, elle est là.
Mes pas résonnent sur le sol, mon cœur bat trop fort.
Mais je ne pleure pas.
Pas encore.
Soudain, je sens une main attraper doucement mon bras.
Je me fige, prête à me défendre, mais c’est Aurélie.
Son regard est doux, plein de compréhension. Elle ne dit rien au début, elle se contente d’être là.
Puis, d’une voix calme, elle murmure :
- On y va ?
Je la regarde, hésitante.
Elle sait. Elle a tout vu.
Je pourrais faire semblant. Lui dire que tout va bien.
Mais à quoi bon ?
Alors je souffle, un peu tremblante, et je hoche la tête.
- Oui, on y va.
Elle me serre doucement le bras et on s’éloigne ensemble, laissant Théodore derrière nous.
Je ne sais pas si je me sens soulagée.
Je ne sais pas si la douleur va disparaître rapidement.
Mais une chose est sûre :
Je ne reviendrai pas en arrière.
La journée avance lentement, chaque minute traînant en longueur, comme si le temps lui-même hésitait à bouger.
Je me glisse dans l’amphithéâtre pour mon premier cours, m’installant à côté d’Aurélie, qui me jette un regard inquiet. Elle ne dit rien au début, se contentant de m’observer du coin de l’œil pendant que je sors mon carnet de notes.
- Ça va aller ?
Je hausse les épaules.
- Bof.
Aurélie ne semble pas surprise.
Je ne suis pas sûre que ce soit vrai, mais j’ai envie d’y croire.
Le professeur entre dans la salle et le brouhaha ambiant s’apaise progressivement. Il commence son cours avec un ton monotone qui peine à captiver l’attention des étudiants déjà épuisés.
Le sujet du jour : La culture dans les différent pays.
Je gribouille quelques notes sur mon cahier, mais mon esprit s’évade rapidement. Mon regard se perd par la fenêtre, suivant le mouvement des feuilles balayées par le vent. La rupture avec Théodore tourne en boucle dans ma tête. J’essaie de me persuader que j’ai fait le bon choix, que c’est pour le mieux, mais une partie de moi ressent toujours ce vide étrange.
À côté de moi, Aurélie semble le remarquer et, sans un mot, elle pousse discrètement un petit carré de chocolat vers moi.
Je la regarde, surprise, avant de sourire légèrement et de l’attraper.
- T’as toujours du chocolat sur toi, toi.
- Un kit de survie indispensable.
Le cours continue, mais grâce à elle, l’heure passe un peu plus vite.
Le deuxième cours est complètement différent. Économie appliquée.
Ce n’est pas vraiment ma matière préférée, mais j’ai au moins l’avantage de bien suivre. L’amphithéâtre est plus grand, et cette fois, je n’ai pas Aurélie avec moi.
Je m’installe vers le milieu, cherchant à me fondre dans la masse. Je ne veux pas attirer l’attention. Pas aujourd’hui.
Mais très vite, je me rends compte qu’un étudiant ne partage absolument pas mon envie de discrétion.
Il est assis deux rangées devant moi, et dès les premières minutes, il attire l’attention du professeur… et de tout l’amphi.
- Monsieur Lemaire, si vous souhaitez faire du stand-up, je vous conseille un autre amphithéâtre.
Un rire étouffé parcourt la salle. Léo, visiblement peu impressionné, lève les mains en l’air en prenant un air faussement innocent.
- Moi, Monsieur ? Je n’ai rien dit !
Le professeur lève un sourcil, croise les bras et le fixe avec l’expression exaspérée de quelqu’un qui a déjà trop l’habitude de ce cirque.
- Et les papiers volants qui circulent entre vos voisins, ce n’est pas vous non plus ?
Léo esquisse un sourire coupable.
- Techniquement… je n’ai fait que transmettre l’information.
Des éclats de rire résonnent dans l’amphi. Même moi, je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire. Ce type a un culot incroyable.
Le professeur soupire et reprend son cours, tandis que Léo se renfonce dans son siège avec l’air satisfait de quelqu’un qui a accompli sa mission : rendre ce cours un peu moins insupportable.
Je l’observe à la dérobée. Je le connais de vue. Il fait partie de l’équipe de hockey et traîne souvent avec un autre gars, Julien, qui semble être son opposé en matière de sérieux.
Jusqu’ici, je ne lui avais jamais vraiment parlé.
Mais en le voyant faire l’idiot avec une assurance naturelle, je me demande comment un type aussi insouciant peut exister.
La cafétéria est bondée, remplie du brouhaha habituel des étudiants qui discutent, rient et se plaignent de leurs cours du matin. L’odeur de café, de pain chaud et de plats industriels flotte dans l’air. Je suis assise face à Aurélie, un plateau devant moi, mais je n’ai pas vraiment faim. La fatigue émotionnelle de la matinée pèse encore sur mes épaules, même si une partie de moi essaie de se concentrer sur autre chose.
- Et donc, je te disais, commence Aurélie en touillant son café, j’ai croisé Max ce matin dans le couloir du bâtiment B. Il était trop en retard, genre vraiment à la bourre. Je crois qu’il a encore oublié de mettre son réveil. Franchement, ce mec, c’est un désastre ambulant.
Je hoche la tête vaguement, fixant mon assiette sans réellement la voir. Mes pensées dérivent, encore et toujours, vers Théodore, vers la scène de ce matin. Le regard des autres, les mots durs échangés, et surtout cette sensation d’avoir mis un point final à une partie de ma vie. C’est étrange. À la fois terrifiant et… libérateur ?
- Et là, devine quoi ! s’exclame Aurélie, l’enthousiasme montant dans sa voix. Clém, tu vas pas y croire, c’est incroyable !
Je relève les yeux vers elle, réalisant à peine qu’elle me parle depuis plusieurs minutes.
- Hein ? Euh… Oui, c’est fou, dis-je machinalement.
Aurélie fronce les sourcils et pose sa cuillère sur son plateau.
- Attends… Tu ne m’écoutes pas du tout, là, si ?
Je cligne des yeux, prise sur le fait. Un air coupable traverse mon visage alors que je cherche quoi répondre. Évidemment qu’elle a raison. Je n’ai pas entendu un mot de ce qu’elle racontait.
- Je… Désolée, Auré, vraiment. Je suis juste… ailleurs.
Elle pousse un soupir avant de croiser les bras, me fixant avec un air faussement vexé.
- Bon, je suppose que vu la matinée que tu viens d’avoir, je peux te pardonner… Mais sérieusement, Clémence, j’étais en train de raconter une histoire absolument passionnante !
Un léger sourire étire mes lèvres malgré moi. Aurélie et son talent pour rendre chaque anecdote épique…
- Je t’écoute maintenant, promis, dis-je en prenant une gorgée de mon jus d’orange. Tu disais quoi ?
Elle roule des yeux, mais reprend aussitôt son récit avec une excitation renouvelée.
- Bref ! Je disais donc… Max, ce boulet, a oublié son réveil. Mais ce n’est pas tout ! Figure-toi qu’en arrivant à son cours en retard, il a ouvert la porte en trombe et a fait tomber un énorme panneau d’affichage qui était juste à côté. Genre, un vrai carnage. Les feuilles ont volé partout, tout le monde s’est retourné, et le prof l’a regardé comme s’il venait de commettre un crime.
Je laisse échapper un petit rire, secouant la tête.
- Ça ne m’étonne même pas de lui…
- Mais attends, le meilleur arrive ! continue Aurélie, les yeux brillants de malice. Le prof lui demande : « Monsieur, vous avez une excuse pour arriver avec vingt minutes de retard et mettre la pagaille dans mon amphithéâtre ? » Et là, Max, avec tout le sérieux du monde, répond : « Oui, monsieur, c’est un message du destin. L’univers me dit que ce cours ne m’est pas destiné. »
Je pouffe de rire en imaginant la scène. Max et ses répliques improbables…
- Il s’est fait virer, j’imagine ?
- Oh oui, direct ! Le prof l’a renvoyé sans discuter. Il a juste levé les bras en mode « très bien, c’était mon destin » et il est parti sous les rires de toute la classe. Franchement, je l’adore.
Je souris, un peu plus détendue qu’en arrivant à la cafétéria. Aurélie continue de parler, de raconter les potins du jour, et cette fois, je fais l’effort de l’écouter vraiment. Pendant un moment, au milieu du bruit ambiant et des histoires absurdes, j’arrive presque à oublier le reste.