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Chapitre 1

“A la bohème !”

Ils sont à la terrasse d’un café et ils refont le monde, comme tant d’autres avant eux et si peu après. Passant de l'âpreté de la bière à la douce senteur des croissants chauds, des éclats de rire aux discours endiablés, ils rêvent, ils imaginent, ils inventent un monde où l’on n'étouffe pas. Ils essaient.

C’est l’une de ces chaudes nuits d’été où l'on s’assoit en terrasse avec deux ou trois amis et le temps passe si vite. Une de ces chaudes nuits d’été où l’on se sent si invincible et éphémère à la fois, qu’on pourrait jurer qu’on peut mourir là, à l’instant, juste avant que le soleil ne pointe le bout de son nez. Pendant quelques heures, on est tout, on est rien, on est juste là, et ça suffit. On se sent appartenir à quelque chose de plus grand, de plus fort, d’important. Des esprits se rencontrent, des têtes se reconnaissent, des cœurs se répondent, des corps s’enlacent. On rapproche les tables, partage des chaises. Les commandes se passent toutes seules, vont, viennent et une nouvelle tournée générale s’il vous plaît.

Hors du temps.

Et même la bonne femme qui tient le café n’a pas le goût de rentrer chez elle. Elle aussi veut jouer les révolutionnaires. Même si elle sent au fond d’elle que son temps est passé. Que ce n’est pas à son âge qu’on a l’énergie de bousculer le monde. Mais ne serait-ce que le temps d’une soirée, une toute petite soirée d’été, elle peut faire comme si. Comme si elle aussi elle n’avait pas abandonné, elle n'abandonnera jamais. Et juste d’y penser, ça la fait sourire. Alors elle reste là. Elle les écoute parler art, parler politique, parler de l’avenir et du bon vieux temps qu’ils n’ont jamais vraiment connu mais dont tous sont nostalgiques. Ils parlent de tout, de rien, de trop. 

Les voilà qu’ils déclament un vers de Victor Hugo et les premières lignes du dernier discours de Mitterrand. Ils vaguent de l’un à l’autre comme d’autres repassent leurs chemises et pantalons pour le lundi matin. Les opinions brûlent, les cigarettes se consument, les idées fusent et le débat s’enflamme. Le tout fini dans le cendrier que la bonne femme du café vide régulièrement, de peur que les cendres soient tout ce qu’il lui reste au matin. Elle les écoute avec ferveur, comme une bonne sœur devant le bon Dieu, heureuse de pouvoir oublier, ne serait-ce qu’un instant, sa vie monotone et le silence. 

Tout sauf le silence. 

Une autre bière s’il vous plaît ! Quoi ? Déjà ? Un café alors.

Bientôt la rue se réveille. Bientôt ils retourneront vaquer à leurs occupations. Ils iront jouer les troubadours aux oreilles des passants de plus en plus pressés et de moins en moins éveillés. Tout pour rafler quelques pièces et payer les consommations du soir d’après. Et leurs espoirs brûlants de la veille se transforment en cloque sur leurs pieds usés d'autant marcher. Ils s’allument une énième clope qu’ils fument à toute allure. Ils se lèvent, retournent leurs poches. Vides. Trouées. La bonne femme du café leur sourit. Ils paieront plus tard. Ils s’en vont penaud, en la remerciant. 

Elle voudrait les remercier. Grâce à eux, elle n’a pas à affronter le côté vide de son lit. Elle n’a pas à manger ses flageolets devant une chaise inoccupée. Elle n’a pas à fermer les yeux en passant devant toutes ces photos qui hantent sa maison mais qu’elle ne peut se résoudre à ranger dans une boîte. Il vaut mieux une maison hantée qu’une maison vide. 

Elle se tait, sourit. Si elle parle, elle le sait, elle va pleurer. Elle va les supplier de revenir. De ne pas l’abandonner. Elle n’en peut plus d’être abandonnée. Elle reste las, à les regarder partir. Alors ils s’en vont faire danser, rêver, aimer la rue. Troubadours jusqu’à avoir des ampoules aux pieds et voir les lampadaires s’allumer à nouveau.

A ce soir !

Ils reviendront à la Bohème. Ce café, c’est chez eux. Depuis que les parents les ont foutu dehors, ou qu’ils ont décidé de fuguer pour se sentir exister, la Bohème, c’est leur toit, leur foyer. Et la bonne femme du café, elle les materne, comme elle peut, avec tout l’amour qu’elle aurait donné à ses propres enfants, si le sort lui avait été plus favorable.

Oui, à ce soir. A ce soir sans faute. Revenez. Revenez m'animer. Elle supplie sans dire mot. A ce soir.

La musique s’arrête, ils l'emmènent avec eux. Et chaque matin, la bonne femme du café les regarde la délaisser, droite, pale, vidée, comme le cendrier. Ils lui préfèrent une guitare et c’est pire qu’un coup de poignard. Ce n’est pas la première fois qu’une guitare lui enlève son bonheur. 

Vivement ce soir, se dit-elle, en essuyant la table et en essayant d’oublier les fantômes dans ses placards. Et cette impression de mourir qui ne la quitte pas. Elle perd son souffle quand ils s’en vont. Elle a tant à s’époumoner qu’elle en reste muette. Était-ce la peur de rendre son dernier souffle à la fin de son histoire. Était-ce de la pudeur ? Était-ce la grippe féroce de l’espoir ?

Ce soir, les jeunes seront sur cette terrasse, sa terrasse et la vie reprendra ses droits. Elle vivra à la bohème à nouveau puisque mourir est un art. Il fallait vivre à toute allure pour être aussi libre que la fumée.

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