La vie à la bohème ne dure qu’un temps. Très vite, elle se rendit compte que cette vie était bien trop dure, pour elle et son ventre creux. Elle criait famine dans la rue, incapable de peindre quoi que ce soit tant la faim brouillait sa vue. C’est là qu’elle rencontra un nouveau bienfaiteur qui lui fit une proposition autant alléchante que répugnante. N’écoutant plus que son estomac, elle arrêta ses rêveries de gamine, mit fin à sa relation avec son accordéoniste trop utopique, et se réfugia dans la maison de son sauveur. Après tout, ce qu’on lui demandait, n’était pas si différent de ce qu’elle avait fait jusqu’à présent : vendre ses talents.
La prostituée.
La catin.
La putain.
La fille de joie.
Elle en avait bien des noms désormais. Elle s'en fichait. Elle n’avait plus faim. Mais son accordéoniste n’avait pas pu lui tourner le dos. Il venait la voir. Tous les soirs. Il ne reconnaissait plus celle qu’il aimait, mais c’était toujours elle. La putain, la catin, la prostituée, la bien-aimée. Il venait la voir tous les soirs, à la même heure. Il y mettait toutes ses économies. Elle ne voulait pas parler. Il l’aimait tant, qu’il l’avait cassé. Elle le regardait du haut de ses talons, mais son assurance légendaire était usée. Elle était lasse, désabusée, souillée... Elle semblait avoir trop vécu. Comme une vieille bicyclette qui n’en peut plus de rouler des hanches.
D'un coup, elle lui paraissait si jeune. Trop jeune. Elle avait à peine vingt ans. Ce n'était qu'une enfant. Une catin-bouton-de-rose. Une catin-fleur-bleu. Une catin-coquelicot. Et lui, il était le bouquet. La goutte d’eau qui faisait déborder le vase.
Une enfant avec trop de maquillage, pas assez de vêtements, des talons trop hauts et une estime de soi bien trop basse…
Comment avait-elle pu finir ici ? Au fond de ce boui-boui à se dandiner pour quelques bouts de papiers ? Comment avait-il pu la laisser faire ?
— C’est mon corps, lui disait-elle, j’en fais ce que j’en veux. Et ce que je veux, c’est ne plus avoir faim.
Il n’avait pas son mot à dire.
Du fond de leur ruelle, elle s'alluma une clope. Elle s'en grillait toujours une après ses petites affaires, en attendant qu’ils comptent les jolis billets verts qu'elle cacherait dans son soutien-gorge en dentelle noir, pour se payer de nouvelles clopes sans doute. Elle ne fumait pas avant.
Elle ne faisait pas l’amour elle. Non, l’amour elle ne connaissait plus. On se contentait de la baiser. Et elle faisait comme si elle aimait ça. Même les billets, elle ne les appréciait pas tant que ça. Mais ils lui apportaient de quoi contenter son estomac, de quoi ne plus avoir froid.
Et l’accordéoniste, il se retenait de pleurer. Sa petite catin romantique, si elle savait le nombre de fois où il avait eu envie de lui conter de la poésie ! Comme avant. Le genre du poète transi qui n’oserait même pas poser un tendre baisée sur la main de son aimée. Un baisemain audacieux, et baise-moi contre le mur. Il se donnait vraiment l’impression d’être une ordure.
Ses doigts tremblaient autour de sa cigarette, comme si elle était sur le point de craquer ou bien elle devait avoir froid si légèrement vêtu... Un gentleman lui aurait refilé sa veste au lieu de lui refiler une liasse de billets. Il fermai la fermeture éclair de mon manteau, après celle de ma braguette. Un froid s’était installé entre eux, un froid de connard.
Il savait déjà qu'elle finirait cette soirée complètement défoncée et bourrée, probablement à vomir au fond de cette même ruelle où ils avaient fait semblant de s‘aimer comme avant, et où il avait jouit tandis qu’elle simulait tel une comédienne digne de Racine. Elle passerait la soirée à tenter de supporter ce qu'elle fait, en échouant sans cesse, trop écœurée par ce qu'elle était devenue. La tragédie à son paroxysme, celle de la pute, du truand et du mur. Un seul parvenait à rester froid face à ce drame qu’ils étaient devenus.
Il se souvenait d’elle enfant, avec deux jolies nattes brunes retenues par des nœuds rouges, une jolie robe blanche et un sourire innocent. Cette image était sans doute faussé, on idéalise toujours un souvenir. A cet instant précis, il en était sûr, il était la pire chose qui lui était arrivée.
Debout devant lui, elle paradait le nombril à l'air avec une jupe en cuir qui, si elle pouvait parler, dirait : déchire-moi et embrasse mes lèvres. Et des yeux qui n’osaient jamais dire : dis-moi que tu m’aimes, comme avant. Elle s'offrait à ces hommes qui jouissaient sur sa peine. Des hommes comme lui. Et ils n’étaient pas vraiment des hommes bien. Ni des mauvais bougres non plus. Juste des humains, qui en avaient ras-le-bol. Ou des crétins. Des crétins qui ne savaient pas conter fleurette à d’autres qu’aux catins fleur-bleue et dans leurs moyens.
Qui était-elle quand elle n'était pas la pute ? Que restait-il de cette vie dont elle l’avait exclu ? Y avait-il quelqu'un qui attendait qu'elle rentre ? Y avait-il ne serait-ce qu'un endroit où rentrer ? Sa maison se résumait probablement à cette boîte, ce trottoir et cette ruelle aux amours rapides, aux envies passagères et aux tocades de tocards.
Comment pouvait-elle faire ça ? Soir après soir ? Mois après mois ? Gars glauque en capote troué ?
Comme nombreuses, il allait finir par lui arriver des bricoles. Maladies, police ou encore un jour elle tomberait peut-être sur le mauvais gars. Il n’osait même pas y songer.
Comment pouvait-il la laisser faire ça ? Sa catin danseuse étoile qui lui fait atteindre le septième ciel d’une pression de la main. Pourquoi ne pas lui prendre la main et l’emmener loin ? Pourquoi ne pas lui demander sa main, et faire d’elle une fille bien ? Elle est probablement meilleure personne que lui, crétin. Comment ose-t-il la juger ? C’est bien lui qui l’a poussé à en arriver là. C’est quelqu’un de bien sa putain.
Parfois, sous son mascara, elle faisait encore si jeune. Si fragile. Si douce. Il la voyait dans sa chambre de princesse, les murs roses pâles et une licorne trônant sur son lit d'enfant. Et dans son armoire, que des pantalons, des cols roulés et des robes qui tombent plus bas que les genoux. Elle, il aurait dû l'épouser. Et elle n’en serait jamais arrivé là. A qui ment-il ? Quel avenir avait-il à lui offrir ? La romantique-non-catin qui ne vit de passions que littéraires et garde ses doigts sur les cordes de son instrument. Si seulement elle n’était pas là, à moitié nue devant lui, avec la beauté des gens brisés et une gueule qui ne peut pas hurler : aimez-moi !
Aidez-la.
Son seul instrument, c'est son corps, et ses vêtements ne sont qu'un étui un peu trop abîmé pour la protéger, ce corps usé. Son corps, oui, elle savait très bien en jouer. Une symphonie, voilà ce qu’elle était. Une symphonie suivit d’un silence de plomb là où il y aurait dû avoir une explosion d'applaudissements.
Les plus grands mensonges sont souvent ceux qu’on se raconte à nous-même.
Elle était bien triste sa fille de joie. Les mots bleus laissaient des hématomes dans son cœur, et des brèches dans ses yeux. Une maltraité de l’amour, femme abattue, femme-objet. Il oubliait bien vite que sa catin-romantique aussi devait avoir des sentiments. Comment pouvait-il lui faire autant de mal en se faisant du bien ?
Les filles de joie joyeuses ne courent pas les rues. Tout comme les filles-comme-il-faut n’arpentent pas les trottoirs la nuit.
Elle l'observait de ses yeux trop camouflés par son maquillage, artifice qui faisait ressembler une larme à une étincelle de vie. Elle devait se demander quand il la paierait. Qui était-il pour la juger ? Il s'écœurait tout autant.
Lui qui venait ici, lui qui faisait partie de ces hommes qui échangeaient son temps contre de l'argent, qui aussitôt devenait sale et tachait ses mains, le laissant telle Lady Macbeth, essayer de nettoyer son sperme de ses paumes. Lui qui ouvrait son portefeuille pendant qu’elle écartait les cuisses. Lui qui était prêt à donner des sommes astronomiques juste pour qu’elle le soulage. Lui qui ne prenait jamais la peine de lui payer un hôtel. Il ne pouvait plus faire ça.
Il était trop attachée à elle. Ah sa catin-romantique, elle aura sa peau ! et il lui offre avec son cœur et tout le reste. Réchauffe toi. Piétine-moi de tes talons hauts. Il a envie de l’emmener loin. De l’emmener avec lui. De lui lire des poèmes jusqu’à tard dans la nuit. De se nourrir d’amour et de pommes volées. Ma belle Eve, laisse-moi te croquer, et ne jamais plus te lâcher. Laisse-moi t’aimer.
Dans la pénombre, il voyait un sourire déformer son visage. Un visage d’enfant déjà déformé par la vie. Elle devait sans doute se douter du trouble intérieur qui l'habitait lorsqu’il lui tendait ces fichus billets. Elle lui les arracha des mains dans un haussement d'épaule :
— J'ai de l'amour à revendre, j'en ai besoin pour m'acheter de la bouffe.
Je crois que c'est la première fois depuis qu’elle a commencé ses affaires qu’il entend à nouveau sa voix. Et son rire aussi. Il en est resté bouche bée. Comme ça, les ange-catins pouvaient parler ? Sa voix était plus rauque qu’avant, sans doute usé par la cigarette. Mais il y vit de l’espoir. C’est ce dont il avait besoin, l’espoir.
Puis, elle s'éloigna, en silence. Il ne sera probablement pas le seul gars de cette soirée a la prendre contre ce mur. Ses poings se serraient d'eux même.
J'ai de l'amour à te donner moi, pensa-t-il amèrement. Mais je n'ai pas assez de couilles pour te l'avouer.
De l’amour, elle n’en voulait plus. Elle en avait assez donné. Et tout ce qu’elle a eu en retour c’est des crampes d'estomacs, et des malaises.
Alors, il reviendra demain, et les jours suivants, comme d'habitude. Et un jour, promis, il l'emmènera loin d'ici.
Et un jour promis, elle ne sera plus ni catin ni putain. Et un jour, promis, elle sera aimée. Aimée comme elle le mérite. Et un jour, promis, elle aimera à nouveau.
Et il arrêtera de rester planter là, au milieu de leur ruelle, comme un con, le pognon dans sa poche, sa braguette fermée, et ses regrets dans son cœur, à la place de l'amour qu'il aurait pu lui donner.
Il ne sera plus le pauvre con à ramasser les morceaux de ce qui aurait pu exister. Il en a assez entre les mains pour construire quelque chose de leurs rêves brisés.
Il ne sera plus le lâche romantique qui pleure contre un mur.
Une idée commencé à germer au milieu de tout ce gâchis. Il se voyait gérant d'un café et elle, serveuse. Il se voyait marier. Il entendait même déjà le rire d’enfant traînant toujours entre leurs pattes.
Et après avoir demandé un prêt pour son commerce, il posa un genoux à terre dans cette même ruelle :
— J’ai réussi, je nous ai sauvé.
Adieu catin, longue vie à la dame du café.