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Chapitre 29

La tragédie a eu lieu un mardi. C’est toujours un mardi lorsque le monde s'écroule.

« Quand tout est prêt, la lumière s'allume. »

La porte sonne, le spectacle commence. Le gérant du café joue son rôle à la perfection. Mais, il ne sait pas encore ce que lui réserve le scénario. 

Huit heures. 

Il tourne la pancarte « ouvert ». Passe un dernier coup de chiffon sur les tables. Puis, comme chaque matin, il va se placer derrière son comptoir. Il n'attendra pas longtemps avant que le premier client fasse son apparition, un homme en costard, un café à emporter. Elle, elle n'est pas là ce matin. La dame du café est au marché, elle pensait faire une jardinière pour ce midi.

Huit heures neuf. 

Il est le premier d'une longue ribambelle. Il en voit du monde défiler dans son café tous les matins. Des hommes, des femmes, des blancs, des noirs, des gros, des maigres, des grands, des petits, peu lui importe. Tous différents pourtant au fond, tous les mêmes. Il se contente de prendre leur commande et encaisser leur argent. Il fait les mêmes gestes, encore et encore. Un café, un thé, un cappuccino, un soda, avec un sucre, non merci, un chocolat... C'est devenu un automatisme. Il n'a plus besoin de réfléchir. Et c'est tant mieux pour lui. Lorsqu'il pense, il se dit qu'il s'ennuie. Il voudrait avoir une vie plus palpitante. Comme avant. Être dans la lumière. Faire la Une des journaux. C'est certainement son souhait le plus cher. Parfois, il faut faire attention à ce que l'on désire. 

Aujourd'hui, le destin avait tout mis en scène pour un ultime coup de théâtre. Et, ce pauvre gérant de café ne se doutait absolument pas être un des personnages principaux. Non. Il est là, dans son café, à observer la vie au lieu d'en profiter. Il soupire. Un café. Sa main tape sur cette machine. Geste anodin. Geste monotone. Que dire de plus ? Ici, il ne se passe jamais rien. Un latté, s'il vous plaît.

Pourtant, dans peu de temps, l'action va commencer. Il le sentait déjà, comme si le décor avait changé. Il est nerveux. Plus rien ne sera comme avant. Ni les tables, ni les chaises, ni lui. Tout va basculer. 

Dix heures.

Il est en chemin. Bientôt. Ses chaussures martèlent le sol. Des baskets noires, pleines de boues, mal entretenues, comme si elles n’avaient jamais cessé de marcher. Jamais. Il n'est plus très loin maintenant. Un pas. Deux pas. Trois pas. Quatre pas. Oui, il se rapproche. Cinq pas. Six pas. Sept pas. Huit pas. Doucement mais sûrement. Il hésite. Plus que quelques mètres. Neuf pas. Dix pas. Onze pas. Douze pas. Il est là, au seuil de la porte. Cette vieille porte de café devant laquelle il passe chaque jour. Une porte comme une autre. Une porte vitrée. Au centre, à l'encre noire, gros caractère d'imprimerie, une inscription : CAFÉ. Elle reste lisible malgré l'effacement des années. En dessous, plus petit, les horaires d'ouverture. Huit heures / vingt-deux heures sauf les lundis et les jeudis.

Dix heures six.

Il regarde à travers la vitrine. Le patron est derrière son comptoir. Il nettoie un verre aux traces de doigts invisibles. Au fond, à droite, à la table qui fait l'angle, deux femmes discutent. Elles parlent argent. C'est la crise que voulez-vous. Les problèmes d'argent, tout le monde ne parle que de ça. Mais pas lui. Lui, il n'en parle pas, il les vit. C'est pour ça qu'il est là. Il cesse d'hésiter. Il est déterminé. Il ira jusqu'au bout. Il met la main sur la poignée. Elle est gelée. Il n'y prête pas attention, le froid il connaît. Il prend une profonde inspiration et pousse la porte.

Dix heures sept.

La chaleur du café le surprend. Il pense même abandonner. Mais dehors, il fait si froid. Il a si peur. Il a si faim. Il a besoin d'argent. La cloche fait ‘cling !’ Pourtant personne ne remarque sa présence. Le barman lève à peine un sourcil. Il en a l'habitude. C'est toujours ainsi. Il a l'impression d'être invisible, inutile, vide. On fait plus cas d'un chien que de lui. 

Histoire véridique. Il avait un chien. On en a pris pitié. Le chien a eu une maison, une famille. Il est resté sur son trottoir et a remisé ses rêves aux placards. 

Mais, aujourd'hui, il s'en fiche. Enfin, pas tant que ça quand même. Il est déstabilisé. Il hésite. Il ne sait plus. Il ne sait pas. Il n'a jamais rien su. Cela fait plus d'une minute qu'il n'a pas bougé. Debout, au milieu de la salle, seul. Mais rien. Pas une parole, un regard, un signe. Rien. Il n'en peut plus. Il n'a plus le choix. Il ne connaît qu'une façon d'attirer l'attention. Pour que ces gens le regardent. Ce n'est pas la meilleure façon mais c'est tout ce qu’il lui reste à présent. Regardez-moi. J’existe. Il voudrait crier.

Dix heures huit.

Il se dit alors qu'il n'a plus rien à perdre. Il passe la main sous son pull à capuche. Sa main rencontre un objet dur, solide, froid. Il n'a pas besoin de plus. C'est exactement ce qu'il cherche. Les battements de son cœur résonnent dans la pièce. Il est le seul à les entendre. L'adrénaline coule dans ses veines. Il est en vie. Le moment est arrivé. Une dernière inspiration. Trois coups et action. C’est comme au cinéma.

— Que personne ne bouge ! 

Ses mots se fondent en écho dans le café et dans les yeux terrorisés des clients. Puis le silence s'installe. Seuls les yeux parlent. Angoisse. Panique. 

Il est là. On le voit. Debout. Tout le monde l'observe. Enfin. Il sourit. Lui, au centre de l'attention. Lui, tenant les ficelles. Lui, la main tenant son arme.

Dix heures neuf.

Les gens du café connaissaient ce visage. Rond, avec de grosses joues et des poils sur le menton faisant illusion d'une barbe. Le visage d'un gosse. Seize ou dix-sept ans tout au plus. Les lèvres gercées, victime de ce mois de novembre, et le dos voûté esclave du bitume. Tant de fois ils étaient passés devant sa main tendue, en détournant la tête. Le laissant dans la misère. Le laissant dans la rue. Le laissant se moucher dans ses manches.

Et ses yeux. Ses yeux traduisaient tout le dégoût qu'il leur portait. Et tout le dégoût qu'il se faisait. Ses yeux. Deux grands ronds couleur noisette, cernés de toute part. Vides, sans émotion, froids comme tout le reste, comme tout son monde, distants. Éteints. Comme s' ils n'avaient plus la force de faire partie de ce visage. Ce visage plein de rage. De colère. De désespoir. Ce visage déterminé, à l'instar de ce garçon.

Il serre son arme très fort. Trop fort. Comme une bouée de sauvetage trouée. Il la serre comme il aurait serré une corde l’empêchant de s'écraser. Comme il avait voulu quelque fois serrer un nœud autour de son cou. C'est ce que cette arme représentait pour lui, une corde le rattachant à la vie, une branche, une roue de secours, une issue. Une amie. Il la serre comme on sert un proche dans ses bras.

Alors il raffermit sa prise, autant que le permet sa main frigorifiée et son cœur gelé. On aurait pu jurer voir une larme perler au coin de ses yeux morts, s’il avait été encore capable de pleurer.

Dix heures neuf.

A l'intérieur du café, les minutes se succèdent mais le temps ne défile plus. Plus personne n'entendait le tic-tac de l'horloge en forme d'assiette. Le silence surpassait les sons de l’extérieur. L'insonorisation de la peur, le meilleur isolant. 

Combien de minutes ? Cinq ? Dix ? Quinze ? Vingt ? Comment savoir ? Désormais plus personne ne comptait. Plus rien ne comptait. On ne pensait plus aux cadeaux de Noël. Ou à mettre mamie à la maison de retraite. Ou encore à laver sa voiture. Il fallait se contenter d'attendre. Attendre dans la peur. Tétanisé. 

Dans leur coin les deux femmes se serrent les mains en sanglotant et en priant Dieu. Elles se prennent dans leurs bras. Pas une douce étreinte comme celles qu'on réserve aux proches. Non. Une étreinte désespérée, comme si cette dernière étreinte pouvait les sauver, les protéger, les réveiller de ce cauchemar. Pourquoi donc cet homme était venu briser leur paisible matinée ? Pensez donc aux enfants ! Elles qui n'avaient jamais rien fait de mal. 

C'est justement ce qu'il leur reproche. De n’avoir rien fait. De passer devant lui tous les jours, sans rien faire, sans même le regarder, sans même lui dire bonjour. D’avoir fait comme s’il était déjà mort. Mais comment auraient-elles pu le savoir ?

Dix heures neuf.

Le patron, quant à lui, n'a pas bougé de derrière son comptoir. Il n'arrive pas à croire la scène qui se déroule devant ses yeux. Un cauchemar. Comment en aurait-il pu être autrement ? Il n'y a que dans les films que ça arrive ce genre de chose. Un gamins des rues pointant une arme dans sa direction. Absurde.. Il aurait aimé pouvoir se pincer, se réveiller. Dans son for intérieur, il crie pour qu'on allume la lumière. Il ne voulait plus être un héros. Il ne voulait plus qu’on parle de lui dans les journaux. Il aimait bien sa vie. Sa vie ennuyeuse. Sa vie répétitive. Vivre. Et s'il ne l'a revoyait jamais ? Elle, sa bien aimée ? Pire, si elle rentrait plus tôt du marché. Si elle rentrait dans ce cauchemar. Si elle n’en ressortait jamais. Mon amour, je t'en prie, prends ton temps.

Le jeune homme s'approche du patron livide. Avant, le gamin aurait éprouvé du remord. Plus maintenant. Il voulait du liquide. Il était trop tard pour un repentir. Il n'y avait plus de retour en arrière possible. Et peu lui importe les pleurs des deux femmes cachées derrière une table. Peu lui importe le visage terrifié du patron. Peu lui importe la photo des deux amants souriants au bord de l'eau sur le comptoir. Peu lui importe les bruits extérieurs étouffés par la vitrine. 

S’il était là, la main tendue, le doigt sur la gâchette, c'était un peu de leur faute. Il n'avait pas d'ami à serrer dans ses bras. Il n'avait pas de famille à prendre en photo. Il n'avait jamais été à la plage. Il n'avait rien. Tout ce qu'il possédait, il l'avait sur lui. Un pull tant troué qu'il n'empêchait pas le froid de pénétrer ses os. Un jean délavé aussi épais qu'une feuille de papier. Des baskets noires, usées jusqu'aux semelles qui laissaient passer l'eau. Des cernes sur le visage. Des espoirs qui ont plié bagages. Et enfin, ce pistolet...

Dix heures neuf.

Ils étaient tous responsables. Il n'était qu'une ombre des rues pour eux.

Il était prêt, la lumière allait s'éteindre.

Bang. 

Écran noir.

Dix heures dix..   

L’ambulance des pompiers la précéda dans la rue. Un poid vient serrer sa poitrine. Avant même de le savoir, elle avait deviné. Combien de fois elle avait vu passer un camion de pompier en priant pour que ce ne soit pas sa tragédie. Elle lâcha ses sacs de courses, et se mit à courir derrière le gyrophare. 

C'était un mardi. C'est toujours un mardi lorsque son monde s'écroule.

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