Le lundi, elle alla nettoyer le café. Parce que c’est tout ce qu’elle pouvait faire. Parce que c’est tout ce qu’il lui restait. Elle frotta les taches de sang sur le sol, jusqu’à ce que ses propres mains se mettent à saigner. Elle mélangea tous les produits qu’elle trouve dans le placard, et se met à frotter plus fort encore, la tête étourdie par les vapeurs toxiques. Sa tâche effectuée, elle met tous les chiffons à la poubelle, le sceau et la serpillère également. Elle irait acheter du neuf. Cette nuit-là, elle ne rentra pas chez elle. Elle ne se voyait pas manger sans partager son repas avec lui, dormir dans ce grand lit froid seule, rentrer dans cette maison qui était chez eux, et qui maintenant ne lui rappelle qu’une chose : il n’est plus là. Chez elle, ce serait ce café désormais. Elle s’allongea, à même le carrelage, un tablier en guise de couverture, et un coussin de chaise en guise d’oreiller. D’une certaine façon, être allongé ainsi sur ce sol froid, à l’endroit même où son bien-aimé avait git pour la dernière fois, la soulageait. Le poids de sa poitrine semblait un peu plus léger. Ainsi recroquevillée contre le comptoir, elle se sentait moins seule. C’est comme si elle lui tenait compagnie. Comme si prendre la même position que lui, au même endroit, lui permettait de garder un lien psychique avec lui. Il détestait être seul. Et maintenant, elle qui avant trouvait du réconfort dans la solitude et le silence, elle avait sa maladie. Elle ne supportait plus d’être seule. Son absence était trop dure.
Le mardi, elle ouvre le café. Parce que c’est tout ce qu’elle pouvait faire. Parce que c’est tout ce qu’il lui restait. Elle s’attendait à ce que personne ne vienne. Elle s’attendait à ce que les gens fuient le lieu du drame, qu'ils deviennent une légende urbaine, le café maudit. Elle avait peur du voyeurisme et de l'attrait morbide de certaines personnes. Elle avait peur que le café devienne un de ces lieux où les gens viennent pour se faire peur. Il n'avait pas mis toute son âme dans ce café pour que les gens ne le voient plus que comme le lieu de la tragédie, et qu’il devienne un lieu sensationnel. Les clients sont revenus. De nouveaux clients ont fait leur apparition. Aucun d’eux ne venait pour chuchoter à son voisin “c’est ici, c’est là que le gérant a reçu deux balles.” Non, ils sont venus, et ils ont commandé des cafés, des thés, des cappuccinos, et même demandé si elle pourrait bientôt refaire son fameux gratin de courgette. C’était leur façon à eux de prendre des nouvelles, de s’inquiéter, de lui faire savoir que non, elle n’est pas toute seule. Ce n’est pas sa tragédie, c’est la leur aussi, et ils sont là pour l’épauler, et pour soutenir un petit peu ces blocs de béton qui l’écroule, pour qu’elle puisse respirer à nouveau.
Puis, le premier musicien des rues est venu. Il lui proposa de faire la plonge en échange d’un bout de pain. Elle lui fit un gratin et un bon steak, et s’occupa de la vaisselle ensuite. Tout ce qu’elle lui demandait en échange, c’était un petit morceau à la guitare. C’est ainsi que le café est devenu le refuge de ceux malmenés par la vie, et de ceux qui ne pouvaient s’empêcher de rêver les yeux grands ouverts.
Le premier musicien des rues est parti tenter sa chance à la capitale. Cela lui brisa le cœur. Les autres la consolèrent, on n’apprend pas à ses enfants à voler en espérant qu’ils ne quitteront jamais le nid. C’est ce qu’elle était devenue, elle qui n’avait jamais réussi à mener une grossesse à son terme, elle était maintenant la maman des cabossés et des rêveurs. La vie à parfois de drôle de façon de se montrer clémente.
Le matin de son départ, elle était là. Elle a dit « au revoir », il a dit « à bientôt ». Sa vie toute entière se résumait ainsi.