Parfois, elle devait se tenir fermement au comptoir, assaillie par des vagues d'émotions. Parfois, elle se noyait, là, devant la machine à café, alors que tout le monde respirait tranquillement autour d'elle. Comme si son monde ne prenait pas l'eau. Comme si elle ne perdait pas pied. Est-ce de la buée ou des larmes ?
Elle n’avait jamais d’appétit. Quand les musiciens des rues parvenaient à la faire s'asseoir cinq minutes avec eux pour manger un sandwich ou un gratin, c’était toujours la même histoire. C’était une histoire sans faim. Un bout de graisse, un bout d'os, elle joue avec sa fourchette. Il est midi, et ils la regardent. Elle est si belle. Elle s’anime. Ils se trouvent face à une vieille boîte à musique dont ils ont enfin compris le mécanisme pour la faire fonctionner à nouveau. Elle leur explique les métaphores derrière la poésie d'Emily Dickinson. Elle les passionne. Sa fourchette fait de grands gestes, sa bouche prononce de grands mots. Le débat est délicieux. Ils posent des questions, insatiables. Avec gourmandise, elle en redemande. De la pointe de son couteau, elle fait des schémas dans sa purée pour qu’ils comprennent mieux. Ils sont bouche bée. Elle est si cultivée. Elle mastique les mots et les recrache. Ils sont pendus à ses lèvres. Puis le débat devient moins sérieux. Ils commencent à rigoler. C'est toujours comme ça quand elle mange avec eux. Des grandes conversations et des plus grands encore éclats de rires. Elle rit à gorges déployée. Elle rit à faire danser sa clavicule. Et ils se demandent comment elle peut autant manger et rester si fine. Et elle en rigole. Elle prend une nouvelle inspiration, une nouvelle bouchée. Et point par point, elle dicte le premier chapitre de l’Etranger de Camus. Il est treize heures. La pause repas est finie. Et ils ne voient pas… que son assiette est encore pleine. Hop. Rapidement, elle débarasse. La plonge ne va pas se faire toute seule. Elle rit encore un peu. Eux retournent enchanter les rues. Elle se sert un café, et nettoie les tables.
C’est bien connu, la dame du café n’a plus d’appétit. Elle a laissé son estomac avec son coeur, six pieds sous terre, auprès de lui.