Les meilleurs moments sont les plus courts. Elle déteste cette réalité. C’est pour ça qu’elle regrettait à chaque fois que la joie s'empare de ses sensations. La descente, le retour au réel, était encore plus douloureux. Elle s’était longtemps promis de ne plus pleurer sans raison, de tout contenir, d’attendre la pluie. La pluie était une bonne raison de pleurer. Si autant d’eau tombait d’un coup du ciel, c’était forcément pour soulager un peu les êtres qui se sentaient écroulés sous le poids du monde. La pluie, elle était là pour eux, pour ceux qui se sentaient sales jusqu’au fond de leurs reins, de leurs orteils, de leurs âmes. La pluie, elle aidait ceux qui voulaient pleurer sans que personne ne le sache. Elle disait aux passants, non ce ne sont pas des larmes sur les joues de cette femme, ce ne sont que mes gouttelettes que je laisse trainer de partout, excusez mon envahissement, je ne sais jamais où me poser sans faire de drame, et ces joues étaient si accueillantes que j’y suis venue m’y réfugier.
Bénis soit le mois de juillet, qui offrait soleil au coeur refroidit, et pluie au coeur lourd.
Tout passera. Ce n’était qu’un orage. Le café était vide. Mais bientôt, ils viendront tous se réfugier ici. Elle le savait.
Alors, en attendant, les nuages pleuraient et elle pleuvait.
Ou l'inverse.
Il était dur de savoir parfois.
A chaque orage, elle se rappelait leur dernière dispute. Elle se rappelle qu’elle n’en voulait plus de cette vie de café. Que ses doigts la faisaient souffrir de tant faire la vaisselle, que son dos grinçait de porter des cartons, et que sa gorge s’enrouait à cause des produits ménagers. Elle voulait une vie facile, et non pas de labeur. Elle se voyait en vacances au bord de l’eau, et lui ne voulait jamais fermer plus d’une semaine, peu importe la période. Ils avaient mis toutes leurs économies dans ce café, ils ne pouvaient pas se permettre que ça ne marche pas. Il fallait faire des sacrifices. Mais des sacrifices, elle en avait déjà tellement fait pour son amour. Elle avait dit adieu à sa famille, à sa ville, à ses amis. Elle l’avait suivi. Elle avait arrêté de peindre, et avait appris à faire le meilleur cappuccino de la région. Et elle avait fait le plus dur sacrifice de tous, celui de voir son ventre arrondi.
Dès qu’ils se disputaient, le sujet revenait sur la table. Elle n’était qu’une enfant encore la première fois. Ils venaient de se rencontrer. Les amoureux ont éternellement dix-sept ans. Et leur enfant ne viendra jamais au monde. C’est lui qui l’avait emmené au planning familial. Elle était d’accord. Dix-sept ans, ils étaient bien trop jeunes, bien trop fauchés, bien trop perdus. On lui avait fait écouter les battements de cœur du bébé. Elle a serré les dents pour ne pas laisser couler les larmes, et elle a détourné le regard pour ne pas voir l’écran. Puis, on lui avait donné un cachet. Elle n’avait même pas osé demandé de quoi il s’agissait. Elle l’avait pris cul sec, avec un grand verre d’eau. Elle s’était mise en tenue. Puis, était restée allongée sagement sur le lit, en attendant qu’on vienne lui dire le reste de la marche à suivre. Cinq heures plus tard, une infirmière est rentrée dans la chambre, suivie d’un médecin. Une piqûre, puis un tuyau et un bruit de succion. Elle fermait les yeux, fort. Pour ne pas pleurer. Pour ne pas penser à ce qu’elle était en train de faire. Pour ne pas croiser le regard de l’infirmière, qui la jugeait sévèrement derrière ses lunettes. Elle secouait la tête d’un air désapprobateur. Le médecin ne lui a pas parlé, si ce n’est à la fin, quand il a dit : « bon, ça devrait être bon. Voilà une affaire rondement menée. » Puis, il a fait claquer ses gants en les enlevant, les a mis à la poubelle, et est sorti de la pièce, laissant à l’infirmière le soin d’expliquer à la patiente ce qui va suivre. Les saignements, les douleurs, le regret. Lui, il n’était pas rentré dans l’établissement. Il l’attendait sur le parking. Cela le mettait trop mal à l’aise, il disait. Alors quand elle est sortie en titubant. Il se leva du trottoir, jeta sa clope sur le bitume, et courut pour l’épauler, pour ne pas qu’elle tombe, pour la consoler. C’était mieux ainsi. Elle devait bien en avoir conscience. C’était mieux ainsi. Dorénavant, elle prendrait la pilule, pour qu’il n’y ait plus d’accident. Et voilà, leur amour est reparti de plus belle.
Quand une dizaine d'années plus tard, on lui annonçait qu’elle ne pourrait plus avoir d’enfant, c’était comme si la vie se riait d’elle. Un temps, elle trouvait cela injuste. Elle s’en voulait. Elle se pensait punie. Elle lui en voulait. Puis, il la rassurait. Lui disait qu’ils s’aimaient assez tous les deux. Qu’ils n’avaient pas besoin d’être trois, qu’ensemble ils étaient une famille.
Puis, il y a eu cette soirée, où après une énième dispute, elle lui rappela que c’est à cause de lui qu’elle n’avait jamais pu avoir d’enfant, que c’était lui qui l’avait faite avorter. Et d’habitude, cet argument la faisait gagner toutes les disputes. Il voyait la douleur de sa femme et de son ventre vide. Il culpabilisait. Mais ce soir-là, c’était trop. Un client était parti sans payer. Une table d’habitués avait cassé six verres en une seule tournée. Et la petite serveuse qui venait les aider les vendredis et les samedis soirs avait décidé de reprendre ses études, et les avait lâchées sans préavis. Une goutte d’eau. Et tout explose.
« Et moi alors ? Moi aussi, j’ai abandonné l’idée d’avoir des enfants. Parce que je t’aime. Et que tu me suffis. Mais tu ne crois pas que j’aurais aimé avoir un fils avec mes yeux, ou une fille avec mes fossettes ? Ce n’est pas moi qui ai un problème. Ce n’est pas moi qui suis stérile. Si je voulais, je pourrais faire un gosse à la première venue.
— Et bien vas-y, ne te gène pas.
— Oui, c’est ce que je devrais faire. »
Il a regretté ces dix dernières minutes de sa vie dès qu’il a claqué la porte du café, jetant son torchon sur le bar. Derrière la vitrine, elle s’était recroquevillée sur le sol, les mains serrant son ventre infécond, le visage baigné de larmes. Lui qui s’était juré de ne jamais la blesser, il remuait le couteau dans la plaie. Quel con. Il fit demi-tour. Quitte à perdre la face. Il s’accroupit auprès d’elle. Lui faire de jolies promesses, que tout va pouvoir s’arranger, que ça va passer, que ce n’est pas cette dispute qui va les briser. Mais lorsqu’elle relève ses grands yeux vers lui, il aperçoit tout ce qu’il vient de briser. Il voit la douleur, le regret et la colère. Et son cœur se serre.
« Vraiment ? Tu penses vraiment que tu peux arranger tout ça ? dit-elle en désignant son mascara coulant sur ses joues. Tu penses que tout va s’arranger entre nous ? Tu penses que je ne me suis pas assez sacrifié pour toi ? Rends-moi tout. Rends moi tout le temps que j’ai perdu en pensant à toi. Rends-moi tous les espoirs que j’avais placés en toi, en nous. Rends moi toutes les larmes que j’ai versé à cause de toi. Ses larmes, tu les vois ? Je veux tout récupérer. Récupérer ma liberté. Ma capacité à faire confiance. Ma foi en l’amour. Je veux revoir la femme que j’étais avant toi. »
Et peut-être, peut-être qu’elle serait encore assez stupide pour tomber encore une fois amoureuse de lui après tout ça… Il lui avait fait mal, alors elle voulait qu’il souffre aussi. Lui rendre coup pour coup, balle par balle, cœur brisé contre cœur brisé. Elle ne le pensait pas vraiment tout ça. Elle l’aimait. Elle l’aimait plus qu’elle ne s’aimait elle-même. Elle l’aimait. Même s’ils n’auraient jamais d’enfant. Il était à elle. Elle était à lui. Et c’était eux deux contre le reste du monde. Mais elle voulait juste qu’il reconnaisse sa souffrance. Elle comptait juste le laisser refléchir un peu. Avant de revenir vers lui, plus amoureuse encore. Alors, sur ces mots, elle le laissa hébété contre le comptoir du café. Elle, elle ne se retourna pas, elle ne fit pas demi-tour. Et le lendemain, elle arriva en retard pour l’ouverture du café. Lui, il avait dormi là bas, pour laisser la tempête se calmer.
Si elle avait su. Si elle avait su que le lendemain, les sirènes et les gyrophares auraient remplacé la radio.
Il pleuvait ce jour-là, et elle pleurait. Elle pleurait toutes les larmes qu’elle avait retenues toutes ces années. Et le ciel faisait pareil.
C'est de la folie
Aimer
De la folie