Fin de matinée.
Léa sortait tout juste de trois heures de cours avec un groupe particulièrement agité. Malgré quelques bavardages persistants et une concentration capricieuse, elle sentait qu’elle commençait à gagner du terrain. À se faire une place. Pas encore totalement respectée, mais suffisamment pour être écoutée. Elle en était fière, un peu.
Elle prit son plateau, s’installa à une table dans un coin tranquille du self, et souffla enfin. Juste quelques minutes pour elle.
Et puis elle la vit.
Maël.
Elle traversait la salle, un peu hésitante. C’était rare de la voir ici à cette heure, encore plus rare de la voir s’approcher de quelqu’un. D’habitude, elle mangeait seule, toujours à la même table, casque vissé sur les oreilles. Invisible, presque.
Léa fronça légèrement les sourcils, intriguée.
— Je peux m’asseoir ? demanda Maël en désignant la place en face d’elle.
Elle n’avait pas l’air hautaine, ni ironique. Juste… sincère. Presque nerveuse.
Léa acquiesça, doucement, et Maël s’assit sans attendre de second regard.
Les premiers instants furent silencieux. Léa commença à manger, feignant la simplicité. Mais elle sentait que quelque chose se préparait, que Maël cherchait les mots. Et puis, enfin, ils vinrent.
— Je voulais m’excuser, murmura-t-elle. Pour l’altercation avec le prof d’histoire. Pour le reste aussi. Mon comportement, mes absences, ma façon de... tout envoyer balader.
Léa releva les yeux vers elle, attentive.
— C’est pas que je m’en fous, tu sais. Avant, j’étais pas comme ça. Je parlais, je riais, je faisais des plans. Mais ces dernières années, j’ai tout fermé. Comme si j’étais enfermée à l’intérieur. Et maintenant que j’aimerais sortir de là... je sais plus comment faire. J’ai peur de plus savoir être autre chose.
Elle haussa les épaules, comme si ça ne valait pas plus de mots. Mais ses yeux, eux, restaient fixés dans ceux de Léa. Une demande, une tentative, peut-être.
Léa prit une seconde avant de répondre.
— Tu n’as pas à redevenir qui tu étais. Mais si tu veux changer quelque chose, fais-le à ton rythme. Je suis là. Enfin… si tu veux que je le sois.
Un petit silence. Puis Maël hocha la tête, lentement.
— J’ai réfléchi, dit-elle. À ton offre. Le boulot. Je veux bien.
Mais en échange… je vais m’impliquer. Participer en classe. Faire des efforts. Et éviter les prises de tête avec les profs.
Un sourire discret glissa sur les lèvres de Léa. Un sourire surpris et soulagé.
— Dans ce cas, y a pas de souci. Je passerai un coup de fil à mon amie ce soir. On va te trouver un truc bien, où tu pourras bosser sans lâcher l’école.
Maël baissa les yeux, un peu gênée par la bienveillance inattendue. Mais elle sourit à son tour. Un vrai sourire, timide et lumineux à la fois.
Maël fit tourner doucement sa fourchette dans son assiette, l'air pensif.
— C’est quel genre de boulot, ton amie ? demanda-t-elle après un moment.
— Elle bosse dans une petite librairie associative, pas loin du centre-ville. C’est calme, c’est pas payé des mille et des cents, mais ça a du sens. Et elle cherche quelqu’un pour l’aider l’après-midi, deux ou trois fois par semaine.
Maël releva les yeux, curieuse malgré elle.
— Une librairie ?
Léa sourit.
— Ouais. Tu peux aider à l’accueil, trier les livres, organiser les rayons. Il y a aussi des ateliers certains soirs, mais rien d’obligatoire. Et surtout, elle est cool. Elle comprend les situations compliquées.
Maël grimaça un peu, l’air de ne pas vouloir trop s’enthousiasmer.
— Je suis pas sûre de savoir quoi faire dans une librairie…
— Tu sauras. Et elle t’expliquera. Ce n’est pas un test, Maël. C’est juste un endroit où on te laissera une chance.
La jeune fille hocha la tête, encore un peu hésitante.
— Et si je me foire ? Si j’y arrive pas ?
— Alors on avisera. Mais t’as le droit d’essayer. T’as même le droit de te planter. L’important, c’est pas que ce soit parfait, c’est que ce soit à toi.
Un silence flottant, plus doux cette fois. Léa avait parlé calmement, sans insister. Juste assez pour que les mots aient du poids sans alourdir.
Maël repoussa son plateau.
— T’appelleras quand ?
— Ce soir. Et demain, si tu veux, on passe la voir toutes les deux après les cours.
Elle hésita, puis ajouta :
— Tu veux qu’on en parle à l’assistante sociale aussi ? Qu’on essaie de voir avec elle pour que ça s’intègre à ton dossier de sortie du foyer ? Je peux t’aider si tu veux.
Maël hocha lentement la tête. C’était la première fois qu’on lui proposait un plan concret, une main tendue sans condition déguisée.
— D’accord, murmura-t-elle. On essaie.
Elle se leva avec lenteur, ramassa son plateau.
— Merci, Léa.
Et sans attendre de réponse, elle tourna les talons. Pas brusquement. Juste… avec cette pudeur qui la définissait. Léa la regarda s’éloigner, un peu plus droite qu’à son arrivée. Un peu plus ancrée.
Le self retrouvait peu à peu son tumulte de fin de pause. Des voix, des rires, des bruits de couverts.
Mais à l’intérieur de Léa, un calme inattendu s’était installé.
Un compromis, oui. Mais plus encore : un possible.