Troisième heure de la matinée. La première heure d’informatique avec sa classe principale.
Léa était déjà installée dans la salle, quelques documents ouverts sur son bureau, une to-do list griffonnée dans un carnet. Quand les élèves commencèrent à entrer, elle releva la tête avec un sourire un peu crispé. Cette fois, pas de chaos comme plus tôt dans la matinée. Ils étaient plus calmes. Ou plus fatigués.
Elle leur avait déjà parlé, bien sûr. Lors de la rentrée, dans leur salle de classe attitrée, elle avait distribué les emplois du temps, lancé deux ou trois règles de vie, répondu à quelques questions. Mais ça, c’était différent. Là, c’était son terrain. Son cours. Son domaine.
Quelques bonjours se perdirent dans l’air. D’autres marmonnèrent un « madame » à peine audible. Les chaises crissèrent contre le sol, les sacs furent posés plus ou moins violemment au pied des tables.
Et puis Maël entra, sans bruit. Dernière comme souvent. Elle balaya la salle du regard, croisa les yeux de Léa une fraction de seconde, puis alla s’installer au fond, près de la fenêtre. Sa place, apparemment.
Léa s’éclaircit la gorge et se leva.
— Bon, alors… Aujourd’hui, ce n’est pas une heure de vie de classe, pas de papotages sur les options ou les projets d’orientation. Aujourd’hui, on commence officiellement l’informatique.
Elle laissa une seconde de silence, histoire de voir si ça provoquait une réaction. Rien de flagrant. Un élève esquissa un demi-sourire en coin, un autre jouait déjà avec les touches de son clavier.
— Je vais pas vous bombarder de théorie dès la première heure, rassurez-vous. Mais j’aimerais quand même prendre le temps de savoir un peu qui vous êtes. Ce que vous aimez, ce que vous attendez du cours, de l’année, des projets, tout ça.
Elle marqua une pause.
— Du coup, je vais vous demander de m’envoyer une petite présentation par mail. Rien de compliqué : quelques lignes sur vous, vos centres d’intérêt, votre rapport à l’informatique ou au numérique en général. Pas de note, pas de stress. Juste pour que je vous découvre un peu mieux.
Un élève leva une main molle.
— C’est pour quand ?
— Demain. Mais si certains veulent me l’envoyer dans la journée, c’est encore mieux.
Quelques hochements de tête. Des soupirs discrets. Un autre élève marmonna quelque chose à son voisin. Léa fit mine de ne pas entendre.
Elle se mit à circuler entre les tables, répondant à deux ou trois questions pratiques sur la mise en page, la longueur attendue, l’adresse mail. Et comme aimantée, elle finit par se retrouver près du fond de la salle.
Maël n’avait pas allumé son écran. Elle fixait la cour à travers la vitre, bras croisés.
Léa hésita. Puis s’approcha, doucement.
— Tu veux que je t’aide à ouvrir ta session ? demanda-t-elle avec bienveillance.
Maël tourna lentement la tête vers elle. Pas hostile, pas froide. Juste… ailleurs. Son regard était moins assuré que la veille. Moins amusé. Presque fuyant.
— Non, ça va, répondit-elle doucement.
Elle se redressa un peu, alluma l’ordinateur sans la regarder, mais ses gestes étaient lents. Comme s’ils pesaient plus que d’habitude.
Elle tapota son clavier sans conviction, rouvrit une session, mais sans ouvrir aucun fichier. Léa resta un instant à côté d’elle, incertaine. Puis retourna à son bureau.
Quelques minutes passèrent. Tous tapaient, ou faisaient semblant. Mais Maël, elle, ne bougeait pas. Son écran était toujours vide.
Léa inspira, se leva de nouveau. Cette fois, elle tenta une approche un peu plus ferme.
— Maël… Je te rappelle que l’exercice est obligatoire. Il ne sera pas noté, mais j’ai besoin que tout le monde joue le jeu.
Un silence.
Et puis, soudain, Maël tourna enfin les yeux vers elle. Son regard n’était plus fuyant. Il était tranchant. Froid.
— Je le ferai pas, dit-elle.
— Comment ça ?
— C’est débile. Toujours les mêmes trucs. "Présentez-vous", "parlez de vous", "racontez vos passions". Tous les profs nous demandent ça à chaque rentrée. Et personne ne lit jamais rien.
Quelques têtes se levèrent, curieuses. Un silence s’était installé. Léa sentit la tension grimper en elle. Léa est un peu perdue à ce moment-là, ce n'est pas juste une question de consignes. « Pourquoi est-ce que tu refuses ça ? » Elle ne le comprenait pas. Pourquoi s’opposer à un truc aussi simple, aussi… banal ? Elle sentait que Maël se heurtait à quelque chose de plus grand qu’une simple présentation.
— Même si c’est répétitif, ça fait partie du cours. Tu participes, comme les autres.
Maël haussa les épaules. Une sorte de rire sec lui échappa.
— Non. Je veux pas. Je vois pas l’intérêt. Et j’ai pas envie de me forcer à faire genre ça m’intéresse.
— Tu n’as pas à faire semblant. Tu dois juste le faire, insista Léa, un peu plus sèchement.
— Bah non. Pas aujourd’hui, en tout cas.
Léa sentit sa mâchoire se crisper. C’était absurde. Incompréhensible. Elle n’avait pas crié. Elle n’avait pas été injuste. Pourquoi une telle réaction ?
— C’est pas une option, Maël. C’est une consigne. Tu fais l’exercice, un point c’est tout.
Et là, sans prévenir, Maël se leva. Prit son sac. Un silence glacé enveloppa la salle. Léa s’avança d’un pas, interdite.
— Où tu vas ?
— J’me casse.
Elle avait lancé ça sans élever la voix, mais avec une détermination presque dérangeante. Une seconde plus tard, la porte claquait derrière elle.
Personne ne parla. Léa resta figée, incapable de dire si elle était plus en colère ou déstabilisée.
Elle termina l’heure comme elle put.
Le soir, dans le calme de son studio, Léa rouvrit son ordinateur pour trier les mails des élèves. La plupart étaient maladroits, remplis de fautes, ou de phrases toutes faites. Mais au milieu d’eux, un nom l’attrapa.
Maël.
Objet : Présentation
Pas de corps de mail. Juste une pièce jointe. Léa cliqua.
Je m’appelle Maël.
J’ai 17 ans.
J’aime pas vraiment parler de moi.
J’aime encore moins faire semblant.
Informatique, c’est pas ce que je préfère.
Mais je sais m’en servir.
Ce que j’attends cette année, c’est qu’on me foute la paix.
Et peut-être qu’on me voie un peu.
Mais pas trop.
Léa relut le texte plusieurs fois. C’était sec, brut, mais sincère. Et quelque part, dans cette pudeur mal déguisée, il y avait… autre chose.
Quelque chose qu’elle n’arrivait pas encore à nommer.
Mais qui restait.
Comme un début.