LOKI

Loki sauta par-delà le portail. La ruelle était vide. Il n’y avait pas un chat. Quelques bourrasques de vent faisaient rouler un vieux journal abandonné sur le goudron. Au bout de l’avenue principale s’élevait l’enseigne lumineuse du Sot Lykk. Une des ampoules se mettait parfois à clignoter : il faudrait songer à la remplacer.

— Allez ! Viens !

Leah finir par franchir, elle aussi, le portail. Elle plaça une main en visière, comme aveuglée par le soleil. À croire que cela faisait des semaines qu’elle vivait dans cette grotte… Non, en fait, c’était le cas.

— Tu penses vraiment que c’est une bonne idée ? hésita-t-elle. La dernière fois que je…

— Mais oui ! la coupa-t-il. Je me suis déjà excusé. Il est normal que tu en fasses de même. Après ça, on pourra enfin retourner déguster des milkshakes banane cho…

— Je parle de Hela, Loki. J’ai peur qu’elle me retrouve.

— Mais non ! Avec notre nouveau sortilège, tu ne crains rien. Reste bien à côté de moi, et tout se passera bien. Allez, viens, maintenant !

Il l’attrapa par le poignet pour l’entrainer à sa suite. Mais alors qu’ils remontaient en direction du restaurant, la luminosité changea. Tout devint gris. Un amas nuageux recouvrit le soleil et le chant des oiseaux laissa place à un silence oppressant.

— Qu’est-ce que… s’étonna Loki en s’arrêtant.

Tout autour d’eux, le décor avait changé. Les murs et les peintures des bâtiments étaient comme défraichis, érodés par le temps. Des fissures serpentaient le long du béton. Même l’herbe du parc avait noirci. Les arbres nus semblaient asséchés, vidés de leur sève. Morts. Une brume opaque envahit peu à peu l’espace et Loki se retrouva à errer au milieu du brouillard, le cœur battant.

— Ça ne marchera pas, Loki, murmura Leah.

— Quoi ? s’inquiéta-t-il en se retournant vers elle. Qu’est-ce qui se passe, Leah ? C’est qu…

Il ne finit pas sa phrase. Il en fut incapable. Des larmes noires coulaient sur les joues de la jeune fille, dessinant de longues trainées obscures sur sa peau trop pâle. Son visage se transforma. Leah ressemblait à un fantôme. Encore plus que d’habitude. On l’aurait cru morte. Un cadavre.

— Elle m’a retrouvé, murmura-t-elle de ses lèvres trop pâles. C’est fini…

— Qu… Quoi ?

Il ne comprenait pas. Il était perdu. Que signifiait tout ceci ?

Le sol se fendit derrière eux, et une main immense en jaillit. Une main rachitique, squelettique. Ses doigts à la peau noircie se refermèrent autour de la taille de la jeune fille, pour l’emporter dans son trou infernal. Loki essaya de retenir Leah. Il s’accrocha, il tira autant qu’il put, mais il manquait de force. Alors il la lâcha. Impuissant, il observa son amie disparaître par la faille. Leah hurla. Un grondement sourd retentit, et tout se mit à trembler autour de lui.

Paniqué, les membres tremblants, Loki se traina jusqu’au bord du gouffre.

— L… Leah !

Dans le noir abyssal, des yeux s’ouvrirent. Des yeux verts immenses, débordants de haine.

— Tu avais dit que tu m’aiderais, Loki… Tu m’avais promis !

Tout s’effondra. Le sol, la ville… Loki chuta dans le néant.

***

Il se réveilla en sursaut, le cœur battant, et la respiration sifflante. Il lui fallut plusieurs secondes pour reconnaître le décor de sa chambre ; sa chaise à roulette, ses rideaux bariolés, son poster de Marron Five… Pas de main squelettique, pas de brouillard. Loki prit une grande inspiration : il était en sécurité.

« Mauvais rêve, Kid ? »

Ikol vint se poser sur sa tête de lit. L’oiseau ébouriffa son plumage avant de se lisser les plumes du bout de son bec.

« Ça devient de plus en plus fréquent ces derniers temps. »

Depuis plusieurs nuits, Loki était envahi de rêves obscurs et dérangeants. Cet étrange phénomène avait commencé peu de temps après son retour de Jomsborg, et désormais, cela se reproduisait chaque nuit. La plupart du temps, il se retrouvait dans une sorte de tribunal où on l’accusait des crimes de son ancien lui. Une foule haineuse le molestait sous le regard impassible de son frère. 

Mais cette fois-ci, c’était différent. Jamais encore il n’avait rêvé de Leah, et ce cauchemar reflétait une cruelle vérité : qu’importe leur petit sort de protection, tant que Hela ne l’aurait pas libéré de sa servitude, la jeune fille resterait en danger. Loki essuya son front dégoulinant de sueur d’une main. C’était comme si ses angoisses menaçaient de l’ensevelir à chaque fois qu’il fermait les yeux… Il devait trouver un moyen de les atténuer.

— Ikol, penses-tu que Hela accepterait de libérer Leah, et si oui, sous quelle condition ?

 « Ma sœur est une déesse infernale, Kid. À ce titre, elle est machiavélique et terriblement rancunière. Cependant, les dieux infernaux mettent un point d’honneur à respecter « des pactes »… En gros, si tu signes un contrat en bonne et due forme avec elle, alors elle s’y soumettra. Pas de couteau dans le dos, pas d’entourloupes… Je n’ai jamais compris cette logique, mais, bref ! Si tu trouves de quoi l’intéresser, alors oui, tu pourrais conclure un marché avec elle. »

— Nous avons déjà de quoi l’intéresser.

« Heu… tu parles du livre des Morts ? Tu ne songes quand même pas à… »

— Je peux lui rendre le livre en échange de la liberté de Leah et de l’assurance qu’elle ne se vengera pas. Si je signe un pacte avec elle, comme tu le dis, cela pourrait fonctionner, non ?

« Techniquement, oui… mais rien ne te dit qu’elle acceptera un tel accord ! Elle pourrait aussi bien te transformer en cafard, avant de t’enfermer dans un bocal. »

— Elle pourrait, mais est-elle rancunière au point de troquer sa chance de renverser Mephisto contre une petite vengeance personnelle ?

« Hum… Je ne la sens pas ton affaire, Kid ! Hela demandera plus que ton petit livre en contrepartie. De toute manière, pour pourvoir proposer un tel pacte, il faudrait déjà qu’on se rende au royaume de Hel afin de… »

— Bien ! Allons-y.

« Quoi !? »

Loki chassa ses draps d’un geste du bras, puis quitta son lit. Sa tenue de mission remplaça son pyjama dans un flash vert. Il avait troqué sa couronne cornue pour une tiare plus simple, toujours dorée, mais ornée de deux petites ailes sur le côté, qui n’étaient pas sans rappeler celles du casque de Thor. Au milieu du front était gravé une sorte de V stylisé.

« Bien ! OK. Tu veux jouer les héros et sauvez ta petite copine, soit ! Je l’entends. C’est de ton âge, mais… »

— Je ne veux pas jouer les héros, et Leah n’est pas ma petite copine ! Mais je lui fais une promesse, et je compte bien la tenir.

« Alors, quoi ? Tu vas lui demander de t’envoyer dans le royaume de Hel pour négocier avec sa patronne ? »

— Non. Elle refuserait. Leah ne doit rien savoir. Nous y allons sans elle.

« Et on fait comment pour rejoindre les Enfers, Einstein ? »

— Ne t’inquiète pas pour ça ! J’ai trouvé le sortilège parfait ! Il permet d’ouvrir un portail vers le royaume de Hel, à condition que nous ayons une chose née dans les flammes infernales avec nous… Et figure-toi que nous en avons adopté une récemment !

***

Attirer Thori sans éveiller les soupçons de Leah fut chose aisée : Loki créa un portail directement dans la cage du chiot. Un petit bout de viande suffit à l’appâter. Thori avait beau ne vivre que pour le « meurtre », il était aussi très gourmand.

— On a intérêt à se dépêcher, conseilla Loki en finissant de préparer le rituel. J’ai peur qu’il ne mette le feu au plancher, et j’ai promis à Thor de ne pas réduire la maison en cendre durant son absence…

Il avait poussé le tapis de sa chambre, pour tracer un pentacle runique à l’aide d’un bout de charbon. Au centre, Thori rongeait son os à moelle. Sa mâchoire surpuissante brisait la vertèbre en mille éclats d’ivoire.

« Je n’aime pas ça ! Utiliser un sortilège issu d’un manuscrit scellé par la poussière, et écrit dans un dialecte si ancien que, ni toi ni moi, ne comprenons totalement, c’est… »

— Excitant, non ? Toi qui n’arrêtes pas de te plaindre de t’ennuyer…

« Je trouve qu’on ne s’ennuie pas assez, ces derniers temps. »

— Je crois que c’est bon.

Loki se releva pour admirer son œuvre, puis dressa les mains devant lui. Il récita l’incantation à voix basse, histoire de ne pas attirer l’attention de Korg et Miek, au rez-de-chaussée. Plus les mots en ancien Asgardien se déversaient par sa bouche, plus les runes s’illuminaient d’un éclat bleu électrique. Au centre du pentacle, Thori releva la tête pour observer ce curieux phénomène.

— Meurtre ?

Puis il y eut un flash. Loki dû se protéger les yeux d’un bras pour ne pas finir aveuglé. Quand il l’abaissa, une brèche s’était ouverte juste devant lui, au centre du pentacle. Par-delà se dessinait un paysage austère, composé de roches grises baignées d’une lueur verdâtre. Une affreuse odeur de soufre s’immisça dans la chambre. Un parfum d’œuf pourri qui lui flanqua la nausée.

Sur son épaule, la pie claqua du bec avec consternation :

« Tu sais, Kid, pour la plupart des gamins de ton âge, une connerie, ça se résume à faire le mur, ou à mettre du poil à gratter dans le col d’un copain… Mais pas toi ! Non. Toi, tu ouvres des portes interdimensionnelles sur le tapis de ta chambre, afin de te taper un roadtripe en Enfer… As-tu conscience de l’absurdité de cette situation, au moins ? »

— Ça ne va pas durer longtemps. Allons-y !

Loki se saisit de la chaîne servant de laisse à Thori, puis s’élança. Pour une fois, le chiot de Hel le suivit sans résister. Ce qui était loin d’être le cas d’Ikol, qui n’en cessait plus de râler :

« Ça va mal finir, Kid ! Tu le sais… ça va forcément mal finir ! »

À peine eurent-ils franchi la faille que cette dernière se referma. Derrière eux, la chambre d’enfant fut à nouveau plongée dans l’obscurité.

***

Devant eux s’étendait une plaine froide. De la roche, du sable et de la poussière à perte de vue. Pas de plante. Pas de fleur. C’était une terre morte et désolée. Même le ciel dégageait une luminosité inquiétante. Loki se sentait épié, observé, comme si un monstre gigantesque se dissimulait juste là, derrière l’épaisse couche nuageuse. Il réprima un frisson en se frottant les bras.

— Alors, c’est ça, Hel ?

Il ne savait pas trop à quoi s’attendre. Il avait bien croisé quelques illustrations dans les ouvrages de sa bibliothèque, mais rien ne pouvait retranscrire le décor pesant et aseptisé qui l’entourait.

« Eh, oui ! Bienvenue aux royaumes des morts asgardiens ! Enfin… celui des malchanceux à qui on refuse le Walhalla. L’un des dix enfers, comme dirait-on ! Quoi qu’en vérité, il y en existe bien plus. »

Loki donna un coup de pied dans une pierre. Celle-ci s’envola, avant de retomber en un écho sordide. Ici, même le son semblait déformé par le malheur.

— Combien y a-t-il d’enfers, Ikol ?

« Ouh, là ! Beaucoup. Autant qu’il y a de peuples. Autant qu’il y a de mythes. Bien trop pour tous les compter à travers l’univers. Mais tous ne sont pas liés, et ceux que nous connaissons sont au nombre de dix. Un pour les asgardiens, un pour les humains, un pour les nains de Nidavellir, un pour les elfes… »

— Et tous ces enfers sont dirigés par Lucifer ?

« Etaient ! Voilà des lustres que le diable a disparu. Pouf ! Envolé. Depuis, chaque enfer a son maître attitré. »

— Et donc, Méphisto règne à la fois sur l’enfer des humains et sur celui de Hel… Il est le nouveau Satan, en quelque sorte ?

« Ah, ça, il aimerait bien ! Mais, non. Il n’en a pas la puissance. Il lui faudrait un pouvoir bien plus cauchemardesque pour s’emparer du trône suprême. »

— Alors comment a-t-il pu conquérir Hel ?

« À la mort d’Odin, notre sœur a quitté Hel, laissant son trône vacant. Méphisto a profité qu’elle s’intéresse à Asgard pour s’emparer de son royaume. Et lorsqu’elle fut renvoyée là-bas, elle s’est retrouvée sous ses ordres… La suite, tu la connais. »

Ils s’avançaient sur un chemin caillouteux. À chaque pas, Loki manquait de trébucher. Un vent glacial balayait la plaine, et il abattit sa capuche sur ses cheveux afin de s’en protéger.

« Regarde, Kid ! Voilà la punition de notre sœur. »

En contrebas, une route coupait la plaine en deux et, sur cette route, s’alignait une infinité d’âmes. Des individus trépassés patientaient les uns derrière les autres dans une file d’attente interminable.

— Ce sont les âmes des asgardiens n’ayant pas pu atteindre le Walhalla ?

« Oh, pas que. Désormais, âmes asgardiennes et âmes humaines se confondent dans le royaume de Hel. C’est la sentence de Hela. Elle se doit de juger tous les trépassés, y compris ceux de Méphisto. Et autant te dire que c’est un travail à plein temps ! »

Ils remontèrent la file d’âmes damnées et, bientôt, d’immenses tours noires s’élevèrent au loin. La demeure de Hela ressemblait à une termitière géante, aux pointes effilées, et percées d’innombrables trous. Au pied de la structure s’ouvrait une grotte dont ils franchirent l’ouverture. Loki faisait apparaître quelques boules de flammes vertes, quand Ikol se posa sur son épaule :

« J’ai une question, somme toute débile, mais qui me semble quand même intéressante à soulever : nous voilà entrés au royaume de Hel, soit. Comment as-tu prévu d’en sortir ? »

— Eh bien… Je pensais pouvoir ouvrir un portail vers ma dimension de poche, non ?

« Il y a beaucoup trop d’incertitude dans ce que tu viens de dire, Kid ! Tu aurais peut-être dû… »

Un grognement résonna en écho contre les parois de la caverne. Un grondement sinistre, qui les cloua sur place. Loki grimaça. Quelque chose d’immense se déplaçait, là, dans le fond de la grotte. Un raclement retentit ; celui des griffes râpant contre le sol, et Loki sentit la chair de poule le recouvrir. Deux yeux flamboyants s’ouvrirent, et des crocs bien trop grands apparurent à la lueur de ses boules de feu… Garm ! Le gardien du royaume de Hel… ou plutôt, la gardienne !

— Qui ose ainsi pénétrer dans la grotte de Gnipaphellir ? mugit la voix rocailleuse du loup. Qui vient affronter le chien de Hel ? Un petit encas perdu dans le royaume des morts ? Un amuse-bouche errant dans les limbes asgardiennes…

Garm était aussi haute que cinq hommes, et large comme trois. Son pelage d’un gris sombre suintait d’une étrange mixture qui ressemblait un peu trop à du sang coagulé. Loki esquissa un pas en arrière quand ses yeux d’un rouge vif se posèrent sur lui. À ses pieds, Thori couina :

— Môman…

Son instinct lui hurlait de prendre les jambes à son cou, mais il n’avait pas fait tout ce chemin pour fuir. Loki se saisit donc de Thori et le dressa à bout de bras. En apercevant l’un de ses rejetons, maman serait peut-être moins encline à le dévorer ?

— Je… je suis Loki, fils de Laufey, prince de…

— Je sais qui tu es, petit Loki, le coupa le loup. Et toi, tu sais qui je suis. Les présentations sont inutiles.

— Je suis venu demander audience à ta maîtresse. Me laisseras-tu passer ?

Garm s’avança et Loki remarqua alors les chaînes qui l’entravaient au cou et aux chevilles. Garm était prisonnière. À chacun de ses pas, un cliquetis métallique retentissait.

— J’ai ouï dire que tu t’étais chargé de trouver une famille à mes petits. Est-ce vrai ?

Elle pencha sa grosse tête vers lui, et son souffle ardent balaya sa capuche en arrière. Malgré tous ses efforts pour rester impassible, Loki n’en menait pas large. Il bégaya :

— C… c’est vrai. Je leur ai trouvé une bonne famille, à tous.

— Et pour celui-ci ? Pour le plus tempétueux ?

Le chiot s’agita entre les bras de l’enfant, comme pour échapper à sa propre génitrice.

— Thori reste avec moi. Il a encore beaucoup de choses à apprendre, mais c’est un bon chien.

Garm redressa la tête et retroussa les babines. Loki grimaça. Comment l’interpréter ? Était-elle convaincue ou bien...

— Il est le portrait craché de son père… Le dresser ne sera pas chose aisée, petit dieu fourbe. Mais c’est fort aimable de ta part de tenter l’impossible

là-dessus, la louve tourna les talons afin de rejoindre le fond de la grotte. Loki hésita un temps, avant de lui emboiter le pas.

— Je peux entrer, alors ?

— J’empêche les âmes de sortir, petit Loki. Je ne les empêche pas d’entrer. Fais comme bon te semble.

Ah… Donc, pas besoin de marchander ? Voilà qui était fort pratique. Loki reposa Thori au sol pour rejoindre l’escalier menant au palais de Hel, mais avant d’en franchir le seuil, il se retourna :

— Me laisseras-tu ressortir également ?

Les yeux de Garm se mirent à flamboyer. La louve releva des babines dissimulant une rangée de dents acérées :

— Va-t’en, avant que je ne change d’avis !

— Bien, bien…

Et il tourna les talons, après avoir déposé Thori au sol. Le chiot le suivit en silence. Il avait beau avoir hérité du caractère de son père, il savait se porter droit face à sa mère.

***

Il lui fallut monter un escalier interminable, composé d’os et de tendons. Parfois, un visage apparaissait sur les murs et poussait un long hurlement à vous déchirer les tympans. Charmant… Loki rentra la tête entre les épaules à la manière d’une tortue :

— Comment Leah a-t-elle pu vivre dans un endroit pareil ? C’est horrible !

« C’est l’enfer, Kid ! Tu t’attendais à quoi ? Et puis, cesse de geindre. Je te rappelle que c’était ton idée, de venir ici. »

Au bout d’une bonne dizaine de minutes d’ascension, il arriva devant une immense porte close. Sa devanture en obsidienne était gravée de dessins illustrant les paysages de Hel : de la roche, des arbres morts, le froid polaire…

— Que crois-tu qu’il y ai derrière ? demanda-t-il à la pie, perchée sur son épaule.

Un long cri de colère retentit de l’autre côté des linteaux, puis un flash vert filtra sous l’embrasure. Une odeur de cochon grillé embauma les lieux.

« Hum… Au hasard, je dirais le bureau de ma très chère sœur. »

Loki hésita. Comment était-il censé se présenter devant Hela ? Devait-il frapper ou bien entrer sans plus de cérémonie ? Quand il s’était lancé dans cette aventure infernale, le plan lui semblait clair, mais désormais, il regrettait presque d’avoir quitté la chaleur de sa chambre.

— Bon, soupira-t-il. Maintenant qu’on est là…

Loki rassembla tout ce qui lui restait de courage, prit un air déterminé, et poussa la porte… qui ne s’ouvrit pas ! Du moins, pas avec l’effet théâtral escompté. Elle était si lourde qu’il dut y mettre tout son poids pour que le battant daigne coulisser dans un grincement ridicule.

« Niveau tension dramatique, faudra t’entrainer, Kid ! »

Lorsqu’enfin, il passa de l’autre côté, Loki essuya la sueur de son front et releva le menton, les poings sur les hanches.

— Hela ! entama-t-il d’une voix forte. Il faut qu’on parle !

Derrière son bureau, la longue silhouette de la déesse se déroula. Ses doigts, aussi affutés que des griffes, se resserrèrent sur le manuscrit qu’elle était en train d’étudier. Dans son dos, les âmes se recroquevillèrent de peur.

— Toi ! gronda-t-elle, comme un volcan sur le point d’imploser.

Oups… Sa posture assurée fondit comme neige au soleil, et Loki se para d’un sourire maladroit :

— Heu… salut !

Les longs cheveux de la déesse s’enflammèrent, et un casque maléfique recouvrit son crâne. Il était orné de multiples appendices qui ressemblaient affreusement à des pattes d’araignées. Puis, sans prévenir, Hela dressa les bras dans sa direction. Un long jet enflammé fusa sur lui. Loki eut tout juste le temps de se jeter sur le côté pour l’éviter.

— Attends ! s’écria-t-il en se recroquevillant derrière un pilier. Hela, attends ! Je suis venu pour négocier !

— Parce que tu crois que tu as quelque chose qui m’intéresse !?

— Je ne le crois pas, je le sais ! Tu ne désires plus le livre de Hel ?

Les assauts enflammés cessèrent, et Loki jeta un œil par-delà son bouclier de fortune. Autour de lui, tout était calciné. Le sol, les murs, le mobilier… Une fumée opaque remontait en tournoyant vers le plafond.

Hela le toisait de l’autre côté de son bureau. La colère rendait sa respiration sifflante et ses gestes saccadés.

— À cause de toi, Thor m’a trahi et j’ai perdu le contrôle de mon royaume…

« Tu lui dis que, techniquement, elle l’avait déjà perdu avant ? »

Loki chassa la pie de son épaule, avant de s’extirper de son refuge.

— Et si je te donnais le moyen de le reprendre ?

— En m’offrant le livre de Hel ? Comme ça ? De bonne grâce ? Tu me prends vraiment pour une im…

— J’ai quelques conditions, bien entendu !

Malgré l’irrépressible sentiment de danger qui menaçait de l’engloutir, Loki s’avança. Les mains dans le dos, il envoya un sourire roublard à la déesse. Jouer l’assurance : Tu sais ce que tu fais, tu sais ce que tu veux ! Hela lui fit face. Avec sa couronne arachnéenne vissée sur le crâne, elle était immense.

— Dis-moi, qu’est-ce qui me retient de te transformer en cafard, avant de te faire griller sur les braises de Hel ?

— Oui… ce serait sans doute très amusant, mais qu’est-ce qui a le plus d’importance : flanquée une volée à un gamin, ou bien reprendre les rênes de ton royaume, après avoir fait regretter à Méphisto son insolence ? Hum ?

 Hela l’étudia avec attention. Ses doigts squelettiques pianotèrent sur ses avant-bras.

— Et que veux-tu en échange, sale petit verre de terre ?

— Oh, trois fois rien… Disons, la liberté de Leah.

Hela se crispa d’un coup, avant de se pencher pour placer son visage tout prêt de celui du jeune dieu de la malice.

— Oui… Bien sûr. Voilà des semaines que ma servante a disparu. J’aurais dû me douter que tu étais dans le coup…

Elle pointa Thori du doigt avant d’ajouter :

— Ca explique aussi la présence de cette ignominie dans mon bureau !

Le chiot poussa un long grognement sourd, avant de laisser passer une langue enflammée.

— Dévorer les vivants… lacérés les morts… briser les os. Meurtre !

— Coucher, Thori !

Il se baissa pour se saisir de la chaîne du chien. À peine eut-il le temps de remettre les yeux devant lui, que Hela l’attrapa par le col pour le soulever. Comme tous les autres dieux, elle possédait une force monumentale. Elle aurait pu lui arracher la tête d’un seul geste. Loki se sentit tel un insecte pris dans la toile d’une gigantesque tarentule.

—  Tu portes bien ton nom de semeur de discorde. Tu es des plus horripilants ! Sache que j’ai très envie de t’écraser, là, tout de suite, comme la petite vermine que tu es.

— Oui, grimaça-t-il en rentrant la tête entre ses épaules. On ne cesse de me le dire ces derniers temps…

Elle le lâcha et Loki put à nouveau respirer.

— Donc, résumons : tu proposes de m’offrir le livre de Hel en échange de la liberté de Leah ? C’est bien cela.

— Oui ! Enfin… Il n’y a pas que ça.

Loki fit mine de se dépoussiérer, avant de s’avancer d’une démarche faussement assurée. Il jouait avec le feu, il le savait. Il jouait au « grand Loki », à l’ancien Loki… car son ancien lui aurait eu une telle audace. Mais lui, qui était-il pour marchander avec la reine de Hel ? Lui, ni vraiment asgardien, ni vraiment humain, ni vraiment géant des glaces… Il ignorait même qui il était. Un sorcier élevé par les Ases, piégé dans un corps mortel, et à l’âme trop jeune. Il espérait sincèrement que Hela ne puisse pas lire le doute et la crainte qui le dévoraient de l’intérieur. Jouer la comédie… c’était la seule chose à faire, car si Loki, le dieu de la fourberie, pouvait encore se lancer dans de tels plans, qui prendrait un gamin de onze ans au sérieux ?

— Je sais que tu projetais de te venger en remettant mon nom dans le livre. Je souhaite que nous concluions un pacte, toi et moi. Un document en bonne et due forme, assurant la liberté entière de Leah, ainsi que la sécurité de Thor, comme de moi-même. Pas de coup bas, pas de tentative de vengeance quel qu’elle soit…

— Un contrat, carrément ?

Hela laissa passer un rire dégoulinant d’amertume.

— Tu ne manques pas d’air, morveux. Ton courage est admirable… ou complètement suicidaire. As-tu conscience de jouer avec des forces qui te dépassent, Loki ? Ne crois pas que je vais accepter de prêter serment pour un simple livre…

— Tu ne veux pas le livre de Hel ? demanda-t-il en perdant quelque peu son sourire. Pour te venger de Mephisto, pour…

— Je veux bien plus ! Je suis prêt à t’accorder ce que tu me demandes, mais il faudra augmenter ta contrepartie...

— Comment ça ?

— Avoir le livre ne me suffit pas, Loki. Rendre sa mortalité à Méphisto est une chose, mais il me faut également de quoi le tuer. Des alliés. Une armée ! Seule, je ne pourrai reconquérir Hel. Je veux que tu te rendes dans l’enfer de Méphisto. Là-bas, tu descendras dans ses geôles, et tu libèreras mes plus fidèles serviteurs.

Cela commençait à légèrement outrepasser ses plans initiaux. Loki sentait les mâchoires du destin se refermer tout autour de lui. Échanger le livre était une chose… Jouer à Prison Break version infernale, en était une autre.

—  Cela me semble un peu ambitieux… Je ne connais rien aux enfers de Méphisto, et je ne crois pas être capable de mener à bien une telle mission. Je t’offre le livre, c’est déjà b…

Hela se retourna brusquement, et encadra son visage de ses longs doigts griffus. Loki écarquilla les yeux. La peau de la déesse était plus froide que celle d’un cadavre.

— Je crois que tu ne saisis pas, tout petit frère. Ce n’est pas toi qui es en position de force… Refuse ma proposition, et je t’écartèle, avant de jeter tes restes ensanglantés à mes loups.

Un frisson l’envahit et Loki se dégagea d’un geste brusque. Il s’éloigna. En sécurité… Loin d’elle. Son regard se fit plus colérique, plus hargneux.

— Si tu fais ça, tu n’auras pas le livre…

— Allons, ne sois pas stupide ! Thor a trahi notre pacte pour te récupérer. Et aujourd’hui, il est prêt à mettre en péril la stabilité de Midgard pour toi… Crois-tu qu’il hésiterait un seul instant à me rendre le livre pour te sauver ? Tu es la monnaie d’échange parfaite.

Loki tressaillit. Oui… Elle n’avait pas tort. Il n’y avait pas songé plus tôt, mais il était évident qu’il était le point de pression parfait pour faire chanter son frère.

— Thor ignore où se trouve-le…

— Qu’importe ! Ce n’est qu’un détail. Si je veux ce livre, Loki, je l’aurais. D’une manière ou d’une autre. Alors, si tu souhaites toujours pactiser avec moi, si tu veux que je libère Leah et que je vous laisse en paix, tu vas faire exactement ce que je te demande, comme je te le demande, quand je te le demande. Me suis-je bien fait comprendre ?

Loki grimaça, en se ratatinant sur place. Voilà… les choses lui échappaient déjà. Cela n’aurait pas mis longtemps à dégénérer.

— Et que suis-je censé faire ?

Satisfaite, la déesse retourna s’asseoir derrière son large bureau.

Loki avait envie de hurler. De crier. Le voir ployer aussi facilement l’agaçait, mais il n’avait plus le choix, désormais. Il faudrait répondre aux exigences de Hela, au risque de voir son plan initial se transformer en catastrophe.

— Je veux que tu libères mon Général de Hel, Tyr. Je te dirais où le trouver. Futé comme tu es, cela ne devrait pas te poser trop de problèmes. Ensuite, je veux que tu ailles délivrer les terribles Walkyries de Bor, elles aussi, retenues prisonnières dans les prisons infernales.

Loki releva les yeux, surpris.

— Attends, tu parles des Dis…

— Silence !

Hela venait de frapper du poing sur son bureau.

— Ne prononce pas leur nom, imbécile ! Où elles viendront te dévorer.

— Je connais la légende… mais ce n’est qu’une légende, non ?

— Veux-tu le vérifier ?

Non. À l’évidence. Loki avait très peu envie de se faire déchiqueter par les Valkyries zombies, anciennes guerrières de son défunt grand-père.

— Avec Tyr et les Valkyries de Bor à mes côtés, je pourrais lancer un assaut contre Méphisto.

— Vas-tu me dire comment procéder ?

— Oh, je vais te donner des informations. Mais pour ce qui est des détails…

Un sourire carnassier étira les fines lèvres de la déesse :

— … et bien, je te laisserai faire ce que tu sais faire le mieux : jouer les trouble-fêtes.