EPISODE 8 : Cauchemar

Chapitre 1 : mauvais songe

LOKI

La bâtisse se détachait sur un fond cauchemardesque. Parfois, un éclair venait zébrer le ciel nocturne, et l’on apercevait alors ses toitures échancrées ou bien la silhouette tordue d’une tour. Le bâtiment avait été construit au milieu d’une forêt d’arbres morts. Ici, les ronces régnaient en maître. Des croassements lugubres retentissaient par intermittence, et des ombres étranges se dessinaient entre les troncs.

— Wahou…

Loki grimpa sur un talus afin d’admirer le paysage.

— C’est ça le château de Lord Vald ? On le dirait tout droit sorti d’un film d’horreur…

— C’est peut-être bien le cas, alors descend de là et reste concentré.

Loki obtempéra sans faire d’histoire : après tout, c’était la première fois que Thor acceptait de l’emmener en mission avec lui. Il devait faire preuve d’obéissance s’il ne désirait pas que ce soit également la dernière.

— Alors c’est quoi le plan ? On entre là-dedans, et on lui file une bonne dérrou…

Thor lui fit signe de baisser le volume, avant de braquer son regard sur la sordide bâtisse.

— Ce ne sera sans doute pas aussi simple, mon frère. Il nous faudra faire preuve de discrétion. Lord Vald a semé des pièges tout autour du château. Alors reste derrière moi et surtout, silence !

Loki pinça les lèvres, avant de sauter de son perchoir : bien reçu ! Motus et bouche cousue ! L’enfant emboita le pas de son aîné, puis tous deux avancèrent en direction des douves. Les souches mortes et les buissons épineux les obligèrent à zigzaguer, rendant leur progression plus laborieuse. Soudain, un craquement retentit dans leur dos. Loki se retourna d’un bond, prêt à se défendre… mais rien. Étrange. Il était pourtant persuadé de…

Un poids dans sa main lui fit baisser les yeux. Entre ses doigts était apparue une longue hache à double tranchant qui n’avait rien à faire là. L’enfant fronça les sourcils.

— Heu Thor… c’est quoi ce truc ? Je ne me souviens pas l’avoir… Thor ?

Il se retourna. Son frère avait disparu. Un sentiment de danger immédiat lui retourna l’estomac. Il tourna la tête à gauche, puis à droite… pas de Thor. Il était seul.

— Bro ?

Toujours rien.

Un bruissement retentit dans son dos. Puis un autre. Puis encore un autre. Loki tourna sur lui-même, le cœur battant. Quelque chose l’encerclait. Une meute de loups ? Un prédateur ?  La créature semblait l’avoir pris en chasse. Un frisson lui remonta le long de la colonne et Loki pressa la hache contre sa poitrine.

— Th… Thor ? espéra-t-il.

Mais les yeux qui s’ouvrir dans l’ombre d’un buisson n’avait rien à voir avec ceux de son frère. C’était deux globes immenses, deux billes jaunes fendues de noir. Loki retint un cri d’effroi, et l’animal chargea. Son pouvoir de téléportation s’enclencha comme un reflex. Loki esquiva les griffes et les crocs, et ce fut à l’aveugle qu’il balança son arme d’infortune en direction de son agresseur. Crac. Touché ! Loki lâcha le manche de la hache, avant de perdre l’équilibre. Il roula sur le sol. Les épines des épicéas lui éraflèrent la paume des mains, puis il se retourna avant de se relever d’un bond. Le cœur battant, la respiration sifflante, son regard fouilla tout autour de lui. La créature avait disparu.

— Loki…

Il pivota à nouveau, et Thor lui apparut. Juste là, devant lui, le dos courbé, le visage perclus de douleurs. Ses mains encerclaient un manche. Celui de la hache qui lui perforait la poitrine. Sa hache ! Celle que Loki venait de lancer.

Une sueur froide lui hérissa les cheveux sur sa nuque et ses yeux s’ouvrir de stupeur. De… Qu… Quoi ?

Thor émit un horrible hoquet et du sang dégoulina de sa bouche.

— Pour… pourquoi as-tu fait ça ?

Puis il tomba à terre. Le fils d’Odin s’écrasa de tout son poids dans la couche d’humus, et Loki se précipita vers lui, paniqué. Ses gestes étaient malhabiles. Ses idées, brouillées. Comment… Comment cela était-il arrivé ?

— Je…, bégaya-t-il se jetant à se genoux je n’ai pas fait exprès. Je pensais que c’était…

Il essaya de stopper m’hémorragie, mais déjà, le sang se répandait tout autour de son aîné.

— Tu n’as pas changé…

 Loki releva un regard hagard sur le visage de son aîné. La voix de Thor n’était plus qu’un souffle, mais il y décelait clairement le mépris et la colère.

— Quoi ?

—  Tu… Tu es toujours le même. Tu es un monstre !

— Non, je…

— Je n’aurais jamais dû te ramener avec moi. J’aurais dû te laisser là-bas.

— Je… quoi ? Non… Thor, pardon ! Pardon, je ne voulais pas… je vais arranger ça.

Mais déjà, les yeux de son frère devinrent vitreux, et sa tête retomba contre le sol. Sordidement. Violemment. Mort. Thor était mort ! Loki se pétrifia. Plus aucun de ses muscles ne lui répondait.

— Th… Thor ?

Des larmes affluèrent pour lui brouiller la vue. Son souffle devint douloureux. Non ! Ce n’était pas possible. C’était un cauchemar…

— Tu as vu ?

— Oui.

— Il l’a fait. Il l’a tué.

Loki se retourna. Des personnes l’encerclaient. Une foule d’anonymes, aux visages perdus dans l’ombre, et qui murmuraient. Qui l’insultaient.

— Non… je… je ne voulais pas ! Ce n’est pas moi !

— Ce n’est pas toi ? Vraiment ?

Cette dernière voix tonna comme un grondement, et la forêt s’effaça tout autour de lui. Loki se trouvait désormais dans une immense salle recouverte de dalles noires. Devant lui se dressait un pupitre et derrière, se tenait un homme. Un juge. Le juge suprême. Car sans le comprendre, il savait que c’était lui. Celui qui jugeait les âmes, qui jugeait les fautes.

Le juge se redressa. Il était immense. Un véritable géant vêtu d’une longue robe rouge et à la tête couverte d’une perruque.

— Tu assures ne pas avoir tué Thor ?

— N… Non ! se défendit l’enfant. Non, je n’ai pas…

— Pourtant, c’est bien toi que l’on voit ici, non ?

Au-dessus de sa tête se mirent à défiler des images, comme si l’on projetait un film au plafond. Un vidéo terrible, où on le voyait, lui, fendre le torse de son frère à l’aide de sa hache. Du sang. Du sang de partout ! Le méfait accompli, son double observa le cadavre encore frais du dieu du tonnerre avant d’éclater d’un rire sinistre.

— Non… Non, je n’ai jamais fait ça !

— Vraiment ? Et l’attaque de New York ? Et le Ragnarök… tu n’y étais pour rien, peut-être ?

D’autres images défilèrent. Lui, à la tête d’une armée de shitoris. Lui, plongeant la couronne de Sutur dans l’éternelle flamme. Lui, massacrant des centaines d’innocents. Lui. Oui. Pas son ancien lui. Pas le vieux Loki. Non. C’était lui. Le nouveau Loki. L’enfant. Le coupable.

Loki se sentit blêmir. La culpabilité l’écrasait comme une chape de plomb.

— Non… Ce n’était pas moi. Je n’ai rien fait !

— Menteur ! Car c’est tout ce que tu es. Un menteur et un manipulateur. Loki, fils de Laufey, tu es reconnu coupable de tous ces crimes. Aussi la cour te condamne-t-elle à revivre tes pires craintes. Emmenez-le !

Il s’attendait à voir des gardes l’emporter, mais au lieu de cela, une personne se leva dans l’assemblée. Une silhouette massive, très large, qui avança lentement dans sa direction. Big Tommy s’extirpa des ténèbres. Il avait le teint cadavérique, le cou horriblement tordu. Loki se pétrifia alors que le mafieux tirait une longue bouffée sur sa cigarette. Ses lèvres violettes s’étirèrent dans un sourire sordide :

— Ah, là, Serrure ! Mon petit Serrure… tu rentres à la maison ! Tu es à moi, désormais.

Il voulut fuir. S’échapper, mais ses jambes semblaient prises dans le marbre. Impossible de faire un pas, et la main massive de big Tommy lui enserra le bras en le faisant craquer.

— Tu viens avec moi ! menaça Tommy. Il est temps de payer pour tes crimes, sales vermines.

Loki se débâtit, mais il était impuissant, pris au piège. Il hurla, il pleura, mais rien n’y fit. Soudain, une violente douleur lui transperça le crâne et la silhouette du mafieux se distordit.

— Tu ne m’échapperas pas, Serrure. Non. Jamais.

Deuxième pique de douleur. C’était comme si quelqu’un lui martelait le front à l’aide d’une pioche.

— Non… Non !

« Reviens, kid ! Allez ! »

La salle d’audience se déforma. Tout semblait se confondre, se mélanger.

« Allez ! debout, j’ai dit ! »

Une nouvelle pique de douleur lui fendit le crâne, et cette fois-ci, tout s’effaça.

***

Loki ouvrit les yeux, avant de se redresser vivement, une main sur le front. Son cœur battait à tout rompre. Sa poitrine se soulevait de manière exagérée. Il lui fallut bien une minute pour reconnaître le décor de sa chambre autour de lui. Il appuya légèrement sur son arcade sourcilière et un pique de douleur lui traversa le crâne. 

— Aïe !

« Désolée, kid. Je n’ai pas eu le choix. »

Ikol s’avança en sautillant sur la couverture.

— Tu as essayé de m’éborgner, ou quoi ?

« Tu ne te réveillais pas quand je t’appelais. J’ai donc employé les grands moyens. »

Loki passa une main sur son visage recouvert de sueur. Le château, la mort de Thor, le jugement, Big Tomy… Ce n’était qu’un rêve ? Les images tournaient encore dans son esprit comme une cicatrice à vif. Il arrivait presque à sentir l’odeur de cigarette que le mafieux lui avait soufflée dans le nez, et cela le fit tressaillir.

— Oh, Ikol… bredouilla-t-il en ramenant ses genoux sous son menton. J’ai fait un rêve horrible !

« Ce n’était pas un rêve, Kid. »

— Qu…

« C’était une attaque. »

Loki lui adressa un regard des plus confus et la pie précisa :

« Je sais reconnaître la magie quand je la voix, et ton cauchemar n’avait rien de naturel. Quelque chose, ou quelqu’un, t’a attaqué dans ton sommeil. Heureusement que j’étais là pour t’éveiller. Sinon, qui sait ce qu’il te serait arrivé… »

Loki se sentit blêmir.

— Mais… pourquoi m’aurait-on attaqué ? Dans quel but ?

« Je l’ignore. Mais ce serait bien de le découvrir avant que tu ne retournes dans les bras de Morphée. Pas sûr que tu te réveilles, la prochaine fois. »

— Tu… tu penses que cela va se reproduire ?

« Ça fait un moment que tu te plains de faire des cauchemars, non ? Chaque nuit, depuis mon placard, je t’entends geindre et t’agiter. Ça devient de plus en plus violent. Quoi que ce soit, ça te suit. Et je dirais même que ça a commencé à notre retour de Jomsborg. »

— Comment faire pour arrêter ça ?

« On peut commencer par en découvrir l’origine ? Ce serait pas mal… »

Loki se mit à réfléchir, mais son cerveau encore embrumé fonctionnait au ralenti. Une attaque… des cauchemars… Jomsbord… Ce fut le déclic ! Loki releva la tête.

— Jomsborg… Ikol, le livre des songes !

« Hum… Oui, et ? »

— Tu crois qu’il y est pour quelque chose ?

 « Ce n’est pas impossible, en effet. La coïncidence est un peu grosse... À défaut d’en être la cause, il pourra au moins nous apprendre quelque chose ? »

C’était décidé ! De toute manière, après ce que venait de lui dire Ikol, il aurait été bien incapable de fermer l’œil. Il sortit donc de son lit, et ouvrit un portail vers sa dimension de poche.

— OK. Allons vérifier ça.

Lorsqu’il rejoignit la caverne, Leah était en train de grignoter des chips, affalée sur la banquette. En l’entendant arriver, la jeune fille se redressa, surprise.

— Loki ? Mais il doit être à quatre heures du matin. Que fais-tu…

— On m’a attaqué !

Elle l’observa de bas en haut, avant de rétorquer avec une moue moqueuse :

— Tu as croisé un miroir, c’est ça ? Je sais que ça fait peur, mais sache que c’est la dégaine que tu arbores chaque matin, en sortant du lit.

Il poussa un grognement de dépit, et troqua son pyjama contre sa tenue de mission. Sa tignasse aurait clairement eu besoin d’un coup de peigne, mais il s’en contenterait.

— Je ne plaisante pas, Leah ! Voilà des nuits que je fais des cauchemars de plus en plus réalistes, de plus en plus violents… et cette fois-ci, j’en suis certain : quelque chose cloche. Si je me rendors, j’ai peur de ne pas pouvoir me réveiller.

Sur son épaule, la pie appuya :

« Le mioche a visé juste. J’ai senti une puissante magie à l’œuvre. »

La jeune fille sembla enfin prendre la situation au sérieux, et repoussa son plaid pour les rejoindre :

— Et qu’est-ce qu’on peut y faire ? Je veux dire… c’est quoi le plan ?

— Il faut consulter le livre des songes.

Loki n’en dit pas plus. Il rejoignit la porte menant à la dimension fantôme d’Ikol et en activa les runes. Dans son dos, Leah protestait :

— Lo… C’est quoi cette histoire de livre des songes ? De quoi parles-tu ?

Pour toute réponse, il alla se saisir de l’ouvrage entreposé sur le promontoire, à côté du casque de l’ancien Loki, et le dressa devant lui.

— Je parle de ça ! Il faisait partie des trésors cachés de Jomsborg. Je l’ai chapardé là-bas, lors de notre mission contre l’Ensorceleuse. Je me demande s’il n’est pas à l’origine du problème…

Il revint dans la caverne pour déposer le manuscrit sur la table basse du salon. L’ouvrage était énorme. Un véritable annuaire ! Ses pages jaunies étaient ornées d’inscriptions, de formules, de croquis, de gravures… Le monde des rêves et des cauchemars était bien plus complexe qu’il ne l’imaginait. De ce qu’il en lut, il existait un grand nombre d’entités chargées de réguler ce qui se passait dans le monde des songes.

— Il existe beaucoup d’esprits malins et de démons capables de manipuler les rêves et déclencher des cauchemars, nota-t-il en tournant les pages.

« Vu la puissance que j’ai captée, on n’est pas sûr de la petite frappe, kid. » 

— Attends ! Fais voir.

Leah le bouscula afin de prendre sa place.

— Tu y connais quelque chose en rêves, toi ? s’étonna-t-il. Je croyais que tu ne dormais jamais…

— Exact ! Mais je suis imbattable en malédiction et en gros bouquin assommant.

Leah ferma les yeux, puis laissa ses mains glisser sur la couverture et le dos de l’ouvrage. Loki l’observa faire, dubitatif, jusqu’à ce qu’elle secoue la tête.

— Il n’est pas maudit. Ce n’est pas lui qui est à l’origine de tes problèmes. Mais il pourrait nous aider à découvrir ce qui te tracasse ainsi.

Elle tourna les pages comme si elle en connaissait déjà le contenu. Sur son épaule, Ikol s’agita :

« Comment sait-elle où chercher ? » chuchota la pie.

— Tu l’as entendu ? répondit-il dans un murmure. C’est une experte en gros bouquin. Et c’est un très gros bouquin…

La jeune fille s’arrêta sur une page qu’elle pointa du doigt.

— On peut essayer ça… C’est un sortilège pour cerner l’origine des rêves. Si les tiens sont générés par la magie, alors ça devrait nous faire remonter jusqu’à sa source. Et donc…

— … et donc à celui qui a lancé la malédiction, coupa Loki en passant la tête par-dessus l’épaule de son amie.

Il lut la formule à voix basse. Le procédé était complexe. Cela devait être réalisé de nuit, sous les rayons de la lune, et nécessitait la mise en place d’un pentacle à multiples niveaux.

— Il va falloir mettre des protections, nota le jeune dieu. Si la chose qui m’a maudit est puissante, mieux vaut éviter de la libérer sur le monde éveillé…

— Ouais. On mettra des bougies et des lignes de sel.

Ikol poussa un long sifflement, avant de secouer sa petite tête noire.

« Quand on vous écoute, ça semble si simple… Je vous rappelle que ce livre est une relique extrêmement puissante, usant de magie interdite. Vous jouez avec le feu, les enfants ! »

Loki lui adressa un regard moqueur :

— Quoi ? Tu ne vas pas nous faire ta poule mouillée ? Ce n’est pas pire qu’une nuit aux enfers, après tout…

« Fais comme tu le veux ! De toute manière, personne ne m’écoute jamais. Mais sachez que quand les choses dégénèreront, je m’esclafferai haut et fort et lâcherai un bon vieux : Je vous l’avais bien dit ! »

Loki ouvrit un portail pour retourner à sa chambre. Ils avaient de la chance : le ciel était dégagé et la lune presque pleine émettait une vive lueur argentée. Ses rayons passaient par la fenêtre pour illuminer les lattes du parquet. Loki écarta le tapis pour laisser apparaître le plancher. Les lattes, déjà noircies par sa précédente invocation, faisaient peine à voir.

« Tu sais Kid, le jour ou Thor vendra sa maison, il faudra vraiment qu’on pense à faire brûler de la sauge dans ta piaule. »

Loki donna à Leah des craies de différentes tailles et de différentes couleurs, puis il se dirigea vers la porte :

— Je vais chercher le sel et les bougies.

— Ramène aussi une pomme verte.

Loki fronça les sourcils :

— Je n’ai pas vu de pommes vertes dans la liste des ingrédients p…

— C’est pour moi, crétin.

— Ah…

Il quitta la chambre sans rien ajouter. Dans le couloir, le calme régnait. Une lumière remontait du rez-de-chaussée et en s’accroupissant en haut des escaliers, il put apercevoir Korg, affalée dans le canapé. L’homme de pierre ronflait bruyamment, la télécommande à la main. Miek n’était plus en vue : il était peut-être rentré chez lui. Bon… C’était le moment d’agir : Korg avait un sommeil de plomb… ou plutôt de marbre ?

Il descendit les marches une à une. Avec le temps, Loki avait compris où poser le pied pour éviter les grincements du parquet. À pas de loup, il se faufila dans la cuisine et ouvrit les tiroirs pour récupérer son dû. À savoir : une boite de gros sel, six bougies plates, une boite d’allumettes et deux pommes vertes. Pourquoi verte, d’ailleurs ? Leah n’aimait-elle pas les rouges ? Distrait par cette question existentielle, l’enfant fut pris de maladresse. Il percuta l’un des tabourets du bar. Les pieds du meuble grincèrent sur le carrelage, et Loki tourna une mine grimaçante d’inquiétude en direction de Korg. L’homme de pierre marmonna dans son sommeil, avant de se retourner et de se remettre à ronfler. Ouf… Il avait eu chaud.

Loki remonta avec précaution, prenant garde de ne rien faire tomber

— C’est bon, murmura-t-il en refermant la porte de sa chambre. Mais il faudrait éviter de faire du bruit. J’ai peur que ça réveille Korg.

« On n’aura qu’à demander au démon du sommeil que tu t’apprêtes à invoquer d’être discret ? Il devrait comprendre, après tout… Qui aurait envie de réveiller ce gros amas de cailloux ! »

Loki adressa un regard sévère à la pie. Il aimait bien Korg. Ce n’était pas toujours une lumière, mais il avait le cœur sur la main, et était toujours prêt à l’aider… ou à lui apprendre des jeux d’argents.

— Pose les bougies ici, ici et ici, ordonna Leah en pointant de petits cercles de craie.

Loki s’accomplit avant de l’aider à achever le pentacle. Après quoi, ils formèrent une ligne de sel tout autour du dessin.

— Ça devrait faire l’affaire ! conclut la jeune fille en se relevant. Mais on devrait se dépêcher avant que les nuages ne couvrent la lune.

C’était à Loki de réciter la formule, puisque c’était lui l’individu maudit. Aussi se plaça-t-il à l’intérieur du petit cercle excentré, face au pentacle principal, le livre entre les mains. La formule était laborieuse, et transcrite dans un dialecte mixant plusieurs langages ancestraux. Jamais encore il n’avait réalisé de sortilège aussi avancé. Espérons qu’il ait le niveau suffisant pour l’accomplir. Dans le cas contraire… Non ! Mieux ne valait pas y penser.

LEAH

Loki prit une grande inspiration, puis entama la formule. Cela demandait une attention extrême : la moindre faute de prononciation, le plus infime bégaiement, pouvait avoir des effets catastrophiques. Leah s’était assise sur le lit, une pomme entre les mains. La pie vint se poser à côté d’elle, le regard inquiet.

« Ça va mal finir, encore, cette histoire… »

— Mais non. Il s’en sort bien.

Au moment où elle fermait la bouche, une lueur dorée illumina la chambre. Un arceau lumineux venait de se former sous les pieds de Loki. C’était comme si des feux d’artifice l’encerclaient. Ce phénomène fut suffisamment inquiétant pour que le jeune dieu cesse son incantation.

— Heu… Les amis, c’est quoi, ç…

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Une faille s’ouvrit et Loki fut happé au travers du plancher. En moins d’une seconde, il disparut, puis la lumière dorée s’évapora. Les bougies furent soufflées. La chambre replongea dans l’obscurité de la nuit.

« Kid ? » s’inquiéta Ikol.

— Bon…, soupira Leah.

Elle croqua dans sa pomme, avant d’adresser un regard en coin à la pie :

— Ce n’est pas le moment de t’esclaffer « Je vous l’avais bien dit ! » ?

L’oiseau s’ébroua, comme pris d’incertitude.

« Ça a dégénéré trop vite cette fois-ci. Je n’étais pas prêt… »