Madelynn
Emelyn Berkley rompt le contact pour se tourner vers moi. Nous sommes garés devant le commissariat. Elle pose une main rassurante sur les miens, placés sur mes cuisses.
—Ça va aller ?
Je hoche la tête. Nous sortons enfin de la voiture.
Emelyn a vraiment été d'un grand secours hier soir, lorsque mon angoisse me consumait sur place. Elle m'a écouté et conseillé comme l'aurait fait ma mère. Nous avons tissé plus de liens en une soirée que je n'en ai tissé avec mon père en dix-huit ans.
L'air du matin est encore frais. Taylor n'était pas levé lorsque je me suis réveillée. Mme Berkley m'a hébergé pour cette nuit. Je dois aller voir mon père ce midi (Emelyn s'est chargée de le contacter pour le prévenir de ma visite), une fois que j'aurais le papier de la plainte.
Je serre mon téléphone entre mes doigts. Il représente toutes les preuves que j'ai. Le garçon qui est venu sur scène avec moi hier, Eric, m'a envoyé des captures d'écrans des conversations où ils parlaient parfois des filles qu'ils avaient 'approchés'.
Nous entrons dans le commissariat. Mme Berkley parle pour moi au secrétaire et, après une courte attente, nous sommes redirigés dans un bureau. Une femme se tient derrière l'ordinateur. Elle nous invite à nous asseoir puis je commence mon récit.
La policière ne m'interrompt pas, je tente de garder le fil rouge de mon histoire sans pour autant manquer de donner les détails. La policière est très compréhensive et m'avoue même que sa fille a vécu une expérience similaire. Elle prend ma plainte avec une gentillesse mêlée d'empathie maternelle. J'avoue que j'avais peur de me retrouver face à un policier qui ne comprenne pas ou qui me dise que ce n'est pas si grave. La présence de Madame Berkley m'a beaucoup épaulée aussi. Elle m'a aidé à trouver des mots et m'a soutenu tout le long.
—Bon et bien, je vais vous imprimer ça et une brève enquête va être menée, dit la policière. Tu risques d'être appelé par les services sociaux pour savoir pourquoi ton père ne t'a pas accompagné ici. Pour le reste, je vais garder une copie des preuves et nous allons convoquer ton agresseur et les autres victimes si elles le souhaitent. Étant donné que vous êtes mineurs, nous pouvons faire ça sous anonymat. Ça te convient ?
Je secoue négativement la tête.
—Non, je me fiche qu'ils sachent que c'est moi qui ai porté plainte. Je l'ai clairement annoncé devant tout le lycée, dis-je avec un demi-sourire.
Elle fronce les sourcils alors que je me lève.
—Merci pour tout.
—C'est normal, s'il se passe quoi que ce soit, n'hésite pas à revenir m'en informer.
J'acquiesce, lui sers la main et finis par la saluer avant de ressortir avec Madame Berkley.
—Mon collègue vous transmettra les papiers à l'accueil, conclut la policière en nous raccompagnant jusqu'à la porte.
Nous la remercions et nous allons devant l'accueil, en attendant nos documents.
—Je suis fière de toi Madelynn.
Je tourne mon regard vers Emelyn.
—Tu as eu beaucoup de courage de faire tout ça. Même si ce n'était peut-être pas la meilleure des solutions. Mais bon, toute vérité fait des dommages.
—Je m'en veux pour Taylor. J'aurais dû l'écarter de tout ça.
—Il ne te reste plus qu'à persuader ton père de le reprendre, et je ne me fais pas beaucoup de soucis, tu as toujours eu un sacré sens de persuasion, me dit-elle avec un clin d'œil.
Emelyn Berkley était une amie de ma mère, elle me connaissait quand j'étais enfant. Elle n'a jamais évoqué la mort de ma mère ou chercher à savoir comment je me sentais face à ça, et je l'en remercie mentalement : enfin quelqu'un pour qui je ne suis pas le fantôme d'un décès. Elle m'aide du mieux qu'elle le peut, peut-être en hommage à ma mère, peut-être par pure gentillesse, peu m'importe. Ça fait bien longtemps que je ne me suis pas sentie aussi bien entourée.
Je pouffe à sa remarque. Le secrétaire nous donne deux petits dossiers puis nous reprenons la route, mais cette fois, c'est en direction de ma maison que nous roulons.
—Je reviens vite, je lance à la conductrice.
—Prends ton temps, tu as beaucoup de choses sur le cœur que tu devrais les lui dire, me rassure Emelyn.
Je lui souris puis sors, les papiers à la main. Nous avons une copie que j'ai mise de côté dans la voiture. Je m'avance sous le perron et entre : la porte est déverrouillée, signe que mon père est rentré. Il a toujours eu l'habitude de ne pas fermer la porte avant le soir.
Je garde mes chaussures, parfaitement consciente que je ne resterai pas longtemps. Mon père est dans le salon, avec sa secrétaire. Quelle surprise !
Je vais d'abord à l'étage . Mon géniteur ne m'a même pas entendu rentrer. Mais, vu le bruit que je vais faire, il va savoir que je suis là.
Je prends un gros sac de voyage pour y fourrer toutes mes affaires de saison et mes cours. Je passe par la salle de bain prendre une trousse de toilette que je remplis à la va-vite. J'attrape aussi quelques objets qui me sont précieux, comme le portrait de ma mère, mon livre photo et aussi ma boite à bijoux. J'ouvre la boite de mon placard, contenant son parfum et sa peluche. Des années se sont écoulées depuis que j'avais scellé ces affaires à l'intérieur. Ces reliques finissent dans mon sac elles aussi.
Le tout rentre maladroitement dans mon bagage. Je le ferme comme je peux avant de descendre. J'attache une paire de baskets aux lanières et enfin, pose ma veste en cuir dessus. Mes affaires encombrent l'entrée, mais au moins, je pourrais partir rapidement.
Une fois tout ça fait, j'entre dans le salon.
—Je dois te parler.
Plusieurs secondes passent avant qu'il ne daigne bouger.
Mon père se lève avec lassitude, comme si tout le poids du monde pesait sur ses épaules. Il s'installe à la table du salon, je le rejoins. La secrétaire n'a même pas la politesse de me saluer. Elle se contente de me lancer un regard empreint de mépris et de jugement.
—Tu es bien culottée de te pointer ici sans excuses après ce que tu as fait, me lance mon père.
J'ignore sa pique et pose violemment le dossier devant lui. Je reste debout à côté de lui. Ses yeux cernés parcourent les feuilles. Il finit par les jeter négligemment devant lui en laissant échapper un petit rire.
—Tu es fière de toi ? Tu as pris les choses en main, me lance-t-il avec haine.
—La nuit a été courte visiblement, je rétorque en passant derrière lui. Je ne vais pas passer par quatres chemins. Je veux que tu reprennes Taylor dans ton programme d'échange, passer mes examens et partir d'ici. Et je me doute bien que tu ne veux plus de moi sous ton toit.
Il éclate de rire. Un rire méchant, moqueur. Comme l'antagoniste d'un film.
—Tu penses vraiment que je vais te donner ce que tu veux après ce que tu as fait ?
—Tu ne vas pas avoir le choix.
Je plante mon regard dans le sien sans le détourner. Je ne suis plus sa petite fille qu'il a laissée seule face à ses démons, je ne suis plus une enfant qui a besoin de lui. Je suis une femme qui a été victime d'agression, de harcèlement. Je suis une femme qui va le contraindre à faire ce que je veux. Parce que cette fois, c'est moi qui tire les cartes.
Et j'ai bien préparé mon jeu.
—Les services sociaux vont m'appeler d'ici peu, dis-je froidement. Si je leur raconte mon enfance, tu peux être sûr de tout perdre, et de passer quelques années en prison dans le pire des cas. Tu as le choix : soit tu me chasses d'ici et tu recevras d'ici peu une convocation au tribunal. Soit tu reprends Taylor, tu me laisses passer mes examens, et tu m'envoies en Irlande une fois qu'ils sont passés. Et pour te remercier de ta bonne foi, je m'engagerai à faire une campagne de prévention dans le lycée avant de partir, pour que la réputation de ton cher établissement remonte en flèche.
Ses sourcils se froncent. Il sait. Il sait que j'ai raison (même si j'ai grossi certains aspects de ma déclaration). J'ai la clé qui lui permettrait de sauver son lycée, mais je possède également celle qui l'emportera dans les catacombes. Ce n'est qu'un coup de poker : un all-in. Mes arguments sont déballés, à lui de décider s'il suit ou s'il se couche.
—Je suis bien déçu de toi et ta-
—Ne dis pas ce qu'en penserait maman, tu n'en sais rien, je le coupe en gardant un calme feint. Et je pense qu'elle serait plus triste de voir que son mari n'a pas pris soin de sa fille, plutôt que de voir sa fille prendre les choses en main dans l'intérêt de tous.
Il serre la mâchoire. Un ange passe et le silence tendu devient long. Il finit par se pencher sur les documents une seconde fois. Ses rides se creusent, son attitude change. Il se couche. Mon père regroupe les feuilles, puis me tend le dossier sans me regarder :
—Très bien, pars de chez moi maintenant.
Je tourne les talons triomphante et prends la peine de saluer la secrétaire avec arrogance. Plus rien ne me retient ici, j'ai enfin brisé mes chaînes. Et j'ai fait en sorte d'obtenir tout ce que je voulais, par mes propres moyens.
J'ai gagné.