Taylor
—Je vous jure si vous tâchez la moquette je vous facture le nettoyage ! râle Lisa en ouvrant sa porte d'entrée.
Madelynn et moi sommes sur ses pas. Je maintiens un petit mouchoir contre mon arcade qui saigne abondamment.
Super, ce premier jour en Amérique.
—Je vais vous sortir la pharmacie mais ne comptez pas sur moi pour vous aider ! dit Lisa.
—Tu as trop peur de salir tes ongles ? la provoque Madelynn, qui a visiblement repris du poil de la bête.
Lisa soupire. On vient de la sortir d'une situation qui promettait une issue beaucoup plus sanglante. Elle pourrait se montrer plus reconnaissante, ou tout du moins, être polie.
D'un autre côté, elle s'est retrouvée dans cette situation à cause de moi...
—Je suis hématophobe, au cas où tu l'aurais oublié, et je ne tiens pas à faire un malaise aujourd'hui, réplique la blonde sans réelle méchanceté.
Madelynn ne relève pas. Nous entrons dans la cuisine où Lisa ouvre un placard mural et sort une large boîte métallique.
—Si vous avez besoin d'autre chose dîtes-moi. Il y a à boire dans le frigo aussi, servez-vous.
Sur ce, elle prend un verre de jus de fruit et part dans une autre pièce. Le silence prend place. Alors que mes yeux scrutent la cuisine trop bien rangée et parfumée à la cannelle, Madelynn ouvre la boîte sur l'îlot central. Je me rapproche pour examiner son contenu. Désinfectants, pansements, cachets... Il y a de quoi tenir toute une fratrie en bonne santé en pleine pandémie.
Madelynn attrape une boîte d'antidouleur, met un comprimé dans sa bouche avant d'aller prendre un verre d'eau à levier pour l'avaler. Je suis pendu à chacun de ses gestes, j'analyse chaque mouvement comme pour en détecter la faille, le message caché. La sensation de sang sur mon visage me ramène à la réalité. Je devrais la remercier.
—Je vais rentrer, dit-elle en partant vers le hall sans un regard à mon attention.
—Attends !
Je lui attrape le bras, elle s'arrête.
—Je-Tu... Je déglutis. Tu devrais soigner ta joue. Elle commence à gonfler.
Elle porte sa main à son visage et grimace. Je la lâche et ouvre un compartiment du réfrigérateur. J'en sors un sac de petits-pois surgelés que je reviens lui donner. Elle esquisse un sourire (un sourire !) et attrape le sac sans un mot.
Elle se hisse sur un plan de travail et balance ses jambes dans le vide. Je retourne vers la boîte et sort une compresse et du désinfectant. Je commence à nettoyer mon arcade à l'aveugle. Je me sens un peu idiot et pas très doué. Il faut dire que je ne me suis jamais retrouvé dans cette situation.
Je ne me suis jamais battu, je suis une des têtes de classe de mon lycée en Irlande, et j'ai toujours eu le réflexe de me tenir loin des personnes comme Will. Enfin, peut-on réellement dire que je me sois battu avec lui ?
'Fait tabasser' serait plus juste.
—Tiens, utilise ça, me coupe Madelynn en me tendant son téléphone de sa main libre.
Je me mets devant le cellulaire qu'elle tient pour que je puisse voir mon reflet dans l'application de l'appareil photo. Au bout de quelques secondes, j'arrive à articuler :
—Merci.
—Pour ça, ou pour Will ? demande-t-elle avec un sourire taquin.
Mes lèvres s'étirent à leur tour. Je sens son regard peser sur moi. Je me concentre sur ma tâche et attrape un pansement.
—Les deux. Tu m'as sauvé trop de fois en une journée.
Je tente comme je peux d'ouvrir le pansement, sans succès. Je peste et me débat avec l'emballage. Une main vient me le prendre. Madelynn l'ouvre sans difficulté après avoir posé son téléphone sur le comptoir. Elle enlève les protections des faces collantes.
—Viens-là.
Je m'approche encore plus. Elle se penche vers moi et pose le pansement sur mon visage. Son souffle se répercute sur ma peau. Elle sent le tabac froid et le sel marin. Mes orteils se rétractent dans mes chaussures. Son aura est glaçante et pourtant je sens la chaleur de ses doigts qui appuient délicatement sur mon front.
—Merci, dis-je en touchant le petit bandage.
—Pas de quoi, répond-t-elle en reprenant le sac congelé qu'elle avait délaissé pour m'aider.
Je suis toujours devant elle.
—Tu ne veux rien d'autre pour ta joue ?
Elle secoue la tête et plaisante :
—J'en ai vu d'autres et puis il n'a pas tant de force que ça.
—Je ne suis pas totalement de ton avis.
Je touche mon estomac. Mes côtes me font mal.
—Essaye de prendre un bain ce soir et fais des étirements avant de dormir, ça va faire mal mais demain tu n'auras plus rien, me conseille Madelynn en jetant un coup d'œil à son téléphone.
—Merci pour l'astuce. Comment tu peux savoir ça ?
Ma curiosité est probablement une des choses que Kaly déteste le plus chez moi. Je suis "une vraie fouine" selon elle. Mais ça n'a pas l'air de déranger Madelynn qui répond du tac-au-tac.
—Je fais de la boxe, je me suis déjà pris de sacrées raclées, et à force j'ai appris deux trois trucs.
Je hoche la tête. Ça explique son niveau au combat. Je reporte mon regard sur son visage. Son attention est accaparée par son écran qu'elle examine.
—Il y a un problème ?
Elle me tend son téléphone.
—Tu es officiellement une petite starlette.
Une vidéo de la bagarre circule déjà. On m'y voit tentant d'esquiver aux coups de Will. C'était avant qu'il fasse appel à ses amis. Je n'ai pas le temps de voir la fin car Madelynn baisse sa main et plante ses iris en moi.
—Fais attention à ne pas te retrouver seul pendant quelque temps. Will n'est pas du genre rancunier, mais sois quand même prudent. Au moins jusqu'à qu'il trouve une nouvelle victime, dit-elle en reposant son appareil sur le comptoir.
Premier jour ici, je me suis fait secourir deux fois par une fille et tabassé par un gars.
Je suis certain que mes parents ne me croiraient pas si je leur disais.
Une question me taraude l'esprit. Je profite d'avoir son attention pour la poser.
—Pourquoi tu m'as aidé ?
Je regrette immédiatement d'avoir ouvert mon clapet lorsqu'elle pousse un énième soupir et écarte le sac glacé de son visage. Elle se perd dans ses pensées, le regard dans le vague.
—Je ne tolère pas qu'on s'en prenne à quelqu'un pour se montrer plus fort, elle s'éclaircit la voix. Et puis, personne n'allait rien faire jusqu'à que Will arrête.
—La prochaine ne fonce pas tête baissée, dis-je avec un sourire. Même si c'était vraiment courageux.
Elle rit doucement.
—C'est noté. Merci.
Elle se remet sur pieds et part remettre le sachet dans le congélateur avant de rassembler ses cheveux en une queue-de-cheval.
—Je vais rentrer, tu devrais parler de cet incident au directeur, mais pas besoin de lui dire que je suis intervenue.
—Pourquoi tu-
—Parce que, me coupe-t-elle, elle attend une seconde avant d'ajouter, s'il-te-plaît ?
Ses yeux sont dans les miens. Elle a une aura si confiante et assurée que je serais presque intimidée. La glace qui l'entoure à fondue par endroit : son regard noisette tente de parler derrière les angles de son visage. L'odeur du tabac persiste comme un rappel. Un rappel de ses dérives, de son mal à elle.
—Je te dois bien ça, je me résigne en levant les mains vers le ciel.
Elle affiche un faible sourire puis part vers le salon. Je marche sur ses talons. Nous retrouvons Lisa, dans son canapé, devant un épisode d'une série de vampires.
—Merci pour tout, Lisa. Je t'en dois une, dit Madelynn solennellement.
—Disons que c'est pour l'aide que tu as fourni à Taylor, répond la blonde sans quitter l'écran des yeux. Fais attention en rentrant, les gens du coin conduisent comme des tarés. Je n'aimerai pas te retrouver écrasée après t'avoir sauvé la vie.
Bizarrement, la tension que j'avais senti entre ces deux-là dans la voiture a disparu. Madelynn ne répond pas et part mettre ses chaussures. Je la précède jusqu'à la porte d'entrée. Une fois qu'elle a enfilé sa veste puis attrapé son sac, elle ouvre la porte. Elle se retourne vers moi, qui l'ai observé tout du long sans rien oser dire ou faire.
—Bienvenue au lycée, dit-elle avec un sourire en coin. On se voit demain.
—Merci encore, fais attention sur le chemin du retour.
Elle acquiesce et commence à partir. Je reste planté sur le palier, sondant son dos et l'allure de ses pas. À ma grande surprise, elle se retourne.
—Et au fait, ce n'est pas Madelynn. C'est Lynn.
Je souris et lance :
—D'accord. Merci Lynn ! On se voit demain.
Lynn m'adresse un hochement de tête comme salut. Elle se retourne et part pour de bon.
Je rentre et passe par la cuisine pour ranger la pharmacie. Je m'apprête à rejoindre Lisa quand j'aperçois un téléphone sur le comptoir : celui de Madelynn. Je l'attrape et note mentalement de lui rendre demain.
Je rejoins la blonde, toujours accrochée à son écran.
—Elle n'a pas changé, dit-elle sans contexte.
—Madelynn ?
—Ouais.
Je m'installe dans un bout du canapé. J'ai encore un peu de temps avant de devoir rentrer donc je décide de creuser un peu.
Kaly a peut-être raison, je suis vraiment une fouine.
—Vous ne vous aimez pas ?
—C'est compliqué, soupire-t-elle. On a toutes les deux été prises pour des connes par un mec, et depuis on est toujours... comme dans une sorte de compétition.
Je hoche la tête et continue :
—Tu as essayé de lui en parler ?
Elle souffle d'agacement.
—Non. Mais arrêtons de parler d'elle. Parlons plutôt de ce que tu prévois de faire pour ton premier week-end ici.