Madelynn
Taylor et moi rentrons des cours après notre matinée au lycée. J'ai pris une heure pour aller au CDI afin de discuter avec la documentaliste. Notre projet de prévention avance bien, ce qui me ravit. Taylor a rendez-vous cet après-midi à la salle de sport avec Léo, je suis censée les rejoindre un peu plus tard car j'ai encore des recherches à faire pour mon choix d'université.
Nous rentrons chez Mme Berkley. Une douce odeur de lasagne embaume l'air. Taylor va mettre nos sacs dans sa chambre tandis que je retire mes chaussures.
—Vous voilà !
Je lui souris.
—Besoin d'aide ? dis-je en sortant la vaisselle des placards.
—Tu peux mettre la table, oui. Et il faut que je te montre quelque chose !
Elle s'essuie les mains sur le torchon accroché à sa taille avant de partir chercher son ordinateur portable. Elle le dépose sur l'îlot de la cuisine.
J'installe les assiettes et les couverts à côté puis me penche sur l'écran. Taylor nous rejoint, salue Mme Berkley avant de venir m'enlacer en passant ses bras autour de ma taille.
—J'ai trouvé quelque chose pour toi Madelynn, déclare Emelyn en jetant un coup d'œil insistant à Taylor qui pince les lèvres avant de partir avec la vaisselle.
—Ok j'ai compris ! Discussion entre filles !
Il s'en va en rigolant. Mme Berkley ouvre une fenêtre dans un navigateur. Je vois une université de langues, d'arts et de littératures.
—C'est à une ou deux heures de Dublin, donc je pense que ça sera raisonnable au niveau des prix. Je t'envois le lien par mail pour que tu y jettes un coup d'œil. De ce que j'ai vu il y a des clubs et pas mal de choses assez sympa, enfin bon, je ne suis plus étudiante, mais je pense que ça pourrait te plaire.
Je passe un regard sur le site. C'est vrai que ça à l'air pas mal.
—Je vais m'y intéresser après avoir mangé, merci beaucoup !
Je la prends doucement dans mes bras. Elle me rend mon étreinte, touchée. Sa petite taille la rend d'autant plus adorable. Ses robes colorées habituelles habillent son corps rond. Ses joues gonflées affichent constamment un sourire charmant. Elle agit vraiment comme une mère avec nous. Son mari -que je n'ai jamais vu ici- est parti en voyage pour quelques semaines et ses enfants sont chez leur père biologique. La savoir si seule m'attriste. Heureusement, je serai chez elle sûrement jusqu'à mon diplôme donc je vais pouvoir combler un peu l'espace de cette maison désertée.
Emelyn repart pour apporter les plats à table. Je rejoins Taylor dans la salle à manger avec de l'eau et des verres. Nous dégustons dans une bonne ambiance les fameuses lasagnes.
Par la suite, Taylor s'en va à la salle alors qu'il est en retard pour se rendre à son rendez-vous. Je débarrasse le couvert puis pars dans la chambre pour éplucher le site internet qu'Emelyn m'a envoyé.
Après une petite heure, je descends pour parler avec la maîtresse de maison. Je passe dans le couloir et me dirige vers le salon après m'être assurée qu'elle n'était pas à la cuisine. Devant l'entrée du salon, je remarque une voix d'homme. Et pas n'importe laquelle, celle de mon père. Emelyn converse de manière très posée, comme à son habitude, mon père quant à lui, semble être d'accord puisqu'il lance des 'oui' à quelques moments.
Je souffle un grand coup avant de faire mon entrée. Mon géniteur apparemment fatigué au vu des cernes qui trônent sous ses yeux pâles, me lance un regard avec une tentative de sourire.
—Madelynn ! s'exclame Emelyn. J'allais t'appeler. Tu as réfléchi pour l'université ?
—Je venais t'en parler. Les options linguistiques ont l'air vraiment bien.
—Tu viens t'asseoir ? On va pouvoir en parler à ton père.
Je serre les dents en m'asseyant à côté de Mme Berkley, le plus loin possible de mon père.
—Madelynn... commence mon père. Je suis désolé, je veux faire les choses biens maintenant, et si tu veux partir, j'essaierai de te soutenir, si tu veux bien.
Je passe une main dans mes cheveux lâchés, un soupir lasse m'échappe. Il a enfin décidé de poser son égo sur le côté, mais ce n'est pas pour autant que ça efface ses actes et ses paroles.
—Je ne veux pas de tes excuses, pour l'instant, je veux juste finir cette année et partir un peu.
Mon père hoche la tête, les yeux remplis de tristesse. Je n'arrive pas à savoir si elle est sincère ou non, mais vu sa mine abattue il semble avoir pris conscience des événements des dernières années. J'aurais presque mal au cœur de le voir comme ça, si je n'étais plus en colère pour tout le reste du moins.
Il hoche la tête.
—Madame Berkley m'a montré l'université. C'est très intéressant et totalement envisageable pour une année. Tu comptes te spécialiser dans quoi ?
Il n'a jamais su ce que je voulais faire de ma vie, il n'a jamais demandé. Mais pourtant, sur l'instant, j'ai l'impression qu'il s'intéresse réellement à mon avenir et à mon sort.
Il veut une fille prestigieuse, me souffle ma conscience. Mais pour une fois je préfère, peut-être en me mentant, me dire que c'est son côté paternel qui ressort.
—J'aimerai bien me pencher dans la littérature et la traduction, peut-être que je pourrai traduire des romans puis tenter ma chance chez les maisons d'édition.
Il acquiesce en réfléchissant.
—D'accord, envoie-moi les papiers qu'il faut remplir et je vais tenter d'organiser ça. En attendant, trouves un logement ainsi qu'un plan pour avoir un petit revenu une fois là-bas, ça pourra toujours t'aider à être plus indépendante, même si je serai là si tu as besoin de quoique ce soit.
Je serai là si tu as besoin de quoique ce soit.
C'était avant que j'avais besoin de lui. Mais le savoir derrière moi, même si ce n'est que maintenant, est un peu rassurant. Surtout sur l'aspect financier. Il veut peut-être s'assurer qu'aucune poursuite ne viendra tâcher sa réputation en m'achetant mais il n'a pas de soucis à se faire. Les services sociaux ne se pencheront pas sur notre cas puisque je les ai éconduits lors de leur appel, il y a quelques jours. Il va donc falloir que je gère cette situation en adulte, du moins si mon père accepte de me voir comme tel.
Lorsque j'ai discuté avec Emelyn de ma colère envers lui, elle m'a conseillé de ne pas couper les ponts trop vite, conseil que j'ai entendu mais pas totalement approuvé. Mes années d'études vont nous séparer donc d'après elle; je devrais "laisser le temps faire son travail". C'est sûrement le mieux à faire.
Je hoche la tête à l'intention de mon père.
—Je vais rejoindre Taylor à la salle de sport, dis-je en me levant.
Mme Berkley ne bouge pas, mon père non plus. Je commence à partir lorsque mon géniteur comble le silence.
—Je comprends que tu aies besoin de temps, mais je suis là pour toi et je suis prêt à changer pour rattraper le temps. Et je suis désolé d'avoir été absent après le départ de ta mère...
Ses mots s'évaporent peu à peu. Ça lui coûte d'en parler, je le sais. Je fais un effort et réponds, dos à lui :
—Je sais, merci. Il me faut du temps.
Sur ce je quitte la maison, l'esprit embrouillé. Je prends de grandes inspirations pour remettre de l'ordre dans mes émotions qui se confondent entre joie et tristesse.
Je vais partir en Irlande.
Mon père s'en veut.
Je vais partir avec Taylor.
Je vais laisser mon père ici.
Ma mère me manque.
Je regarde vers le ciel en essayant d'imaginer ce qu'elle dirait. Le souvenir de sa voix résonne dans mon esprit :
"-Pourquoi tu ferais traductrice ? Tu devrais écrire les livres toi-même !
-Ton père est maladroit, mais il t'aime.
-Je suis fière de toi Madelynn."
Une larme roule sur ma joue. Elle serait fière de moi, ça j'en suis à présent sûre.