Le temps semblait suspendu dans la grande maison des Lemoine, chaque minute se dilatant sous le poids de l'incertitude. La jeune femme, inconnue et fragile, demeurait allongée dans le grand lit aux draps immaculés, inconsciente et vulnérable. Son visage pâle, marqué de contusions, racontait une histoire de douleur muette. Mme Lemoine, assise à son chevet, refusait de quitter la pièce. Son regard était tourné vers la jeune femme comme si, par sa seule présence, elle pouvait l'empêcher de sombrer davantage dans l'oubli. Une émotion sourde l’envahissait chaque fois qu’elle la regardait : un souvenir enfoui depuis des années, celui de sa petite sœur, disparue trop tôt dans un tragique accident. Cette ressemblance troublante la hantait et renforçait son instinct protecteur envers l’inconnue.
Le médecin avait insisté : il fallait attendre. Lorsqu'elle se réveillerait, il faudrait la surveiller étroitement et l'examiner. En attendant, le traitement pour la douleur et la prévention des infections était administré, mais l’incertitude demeurait. M. Lemoine, inquiet mais pragmatique, passait de temps en temps dans la chambre pour prendre des nouvelles. Il apportait un peu de réconfort à sa femme, qui se laissait souvent emporter par son inquiétude. Il savait qu’elle ne mangeait presque plus, obnubilée par l’état de la jeune femme. Chaque jour, Camille, leur fille, venait régulièrement. Elle apportait un soutien précieux, tentant d’alléger l’atmosphère pesante qui s’était installée dans la maison.
Quatre jours s'étaient écoulés dans cette étrange immobilité. C'était un matin calme, comme tant d'autres, lorsque Camille entra dans la chambre pour apporter le petit-déjeuner à sa mère. Elle posa doucement le plateau, en prenant soin de ne pas faire de bruit, mais en levant les yeux vers le lit où reposait la jeune femme, elle s'arrêta net. Un faible mouvement avait attiré son regard. La jeune femme semblait bouger légèrement, ses paupières clignèrent faiblement, et un souffle plus régulier s’échappa de ses lèvres.
« Elle… elle bouge, » murmura Camille, le cœur battant plus fort.
Instinctivement, Camille se pencha près de sa mère, la secouant doucement mais fermement. « Maman, réveille-toi ! Elle se réveille ! »
Mme Lemoine sursauta, encore engourdie par des nuits de veille. Elle se leva précipitamment et se précipita vers le lit. Les yeux de Camille brillaient d’un mélange d’espoir et d’inquiétude, tandis que la jeune femme ouvrait lentement les yeux. Son regard était vide, perdu dans une mer d’incompréhension.
« Elle a besoin de soins tout de suite, » dit Camille avec urgence. « Je vais faire chercher le médecin. »
Elle s’éloigna en courant, ses pas résonnant dans les couloirs silencieux de la maison. En quelques instants, une domestique fut envoyée chercher le médecin, tandis que Mme Lemoine se tenait près de l’inconnue, retenant son souffle. Une vague d’émotion la submergea. Le visage de la jeune femme lui rappelait celui de sa sœur, quelques instants avant l’accident qui l’avait arrachée à la vie. Elle serra les poings, chassant cette pensée. Aujourd’hui, elle avait la chance de sauver une autre jeune fille.
La jeune femme, dans son état de confusion, tenta de parler. Ses lèvres murmurèrent des mots incompréhensibles. Mme Lemoine lui prit doucement la main, un sourire apaisant aux lèvres. « Tout va bien, ma chère. Vous êtes en sécurité. »
Le médecin arriva rapidement. Il prit son pouls, examina sa plaie à la tête et vérifia son bras bandé. Chaque geste était précis et empreint d'une attention particulière.
« Bonjour, Mlle. Je suis le docteur Beaufort. Je vais vous poser quelques questions simples, d'accord ? »
Elle acquiesça faiblement.
« Pouvez-vous me dire votre nom ? »
Elle fronça légèrement les sourcils, comme si elle essayait de se rappeler quelque chose, mais elle finit par secouer la tête. « Je... je ne sais pas, » murmura-t-elle, sa voix faible et tremblante.
« Et savez-vous d'où vous venez ? »
« Non... tout est flou, » répondit-elle, les larmes lui montant aux yeux. « Je ne me souviens de rien. Rien du tout... »
Le médecin hocha la tête avec sérieux. « Ce n'est pas grave, Mlle. Il est fréquent de perdre la mémoire après un tel traumatisme. Avec du temps et du repos, tout reviendra peut-être. »
Il marqua une pause avant d’ajouter : « Vous souvenez-vous de l’accident ? »
Elle ferma les yeux, une grimace de douleur sur le visage. « Non... juste... l'eau. Beaucoup d'eau... et une chute. Mais rien d'autre. »
Mme Lemoine posa doucement une main sur son épaule. « C’est déjà un début. »
Camille, qui avait tout suivi avec attention, se souvint d’un détail. « Maman, tu te rappelles des affaires trouvées près d’elle ? Il y avait une bourse, brodée avec un prénom... Alice. »
Mme Lemoine sursauta légèrement. « Alice ? »
Camille acquiesça. « Oui, c’était brodé en lettres dorées. »
Le médecin hocha la tête. « C’est une piste. Mais il ne faut pas la brusquer. »
Camille, curieuse, s’approcha doucement du lit. Elle posa une main réconfortante sur celle de la jeune femme.
« Alice ? » tenta-t-elle d’une voix douce.
À peine le prénom avait-il quitté ses lèvres que la jeune femme tourna brusquement la tête vers elle, une étincelle d’instinct traversant son regard. « Oui ? » répondit-elle, presque machinalement, avant de froncer les sourcils, déconcertée par sa propre réaction.
Camille écarquilla les yeux. « Tu... tu as répondu. Alice... est-ce que c’est ton nom ? »
La jeune femme cligna des yeux, son expression se teintant de confusion et de frustration. « Je... je ne sais pas, » balbutia-t-elle. « C’est sorti tout seul... »
Mme Lemoine s’agenouilla près d’elle, les yeux brillants d’émotion. « Peu importe si tu ne te souviens pas encore. Ici, tu es en sécurité. Et si Alice est ton nom, alors nous l’appellerons ainsi jusqu’à ce que tu puisses nous en dire plus. »
Alice sentit une larme glisser sur sa joue. Pour la première fois depuis qu’elle avait ouvert les yeux dans cette maison inconnue, elle se sentit légèrement moins perdue.
Camille, malgré la gravité de la situation, sentit un frisson d’excitation. « Ne t’inquiète pas, Alice. Nous allons t’aider à retrouver ta mémoire. Tu n’es plus seule maintenant. »
Mme Lemoine, en fixant ce visage si familier, sut à cet instant qu’elle ne laisserait jamais Alice seule, comme elle l’avait été avec sa sœur. Cette fois, elle se battrait pour protéger cette jeune fille. Peu importe d’où elle venait, elle méritait une seconde chance.