Le carrosse de M. Montbrun s’éloignait lentement de l’allée centrale, soulevant un léger nuage de poussière derrière lui. À l’intérieur, Célia, assise bien droite, jetait un regard déterminé à travers la vitre. Elle tenait entre ses doigts une lettre soigneusement pliée, celle qu’elle avait écrite pour Louise et Élodie. Dès son retour, elle se hâta de la faire parvenir, et dès le lendemain, une invitation au thé fut adressée aux jeunes femmes.
Ce même après-midi, dans le grand salon aux tentures bleu nuit du domaine Montbrun, Louise et Élodie faisaient leur entrée, curieuses et légèrement intriguées.
« Tu voulais nous parler, Célia ? » demanda Louise, ses longs cheveux sombres parfaitement coiffés, une pointe d’interrogation dans la voix.
« Oui, j’ai quelque chose d’important à vous annoncer, » répondit Célia avec un sourire enthousiaste. « Mon père vient de signer un contrat avec une nouvelle styliste. »
« Une nouvelle styliste ? » répéta Élodie, les sourcils froncés. « Je n’ai jamais entendu parler d’elle. »
« C’est normal. Elle n’est pas encore connue du grand public, mais elle ne tardera pas à l’être. Elle réside au domaine des Lemoine. »
Louise et Élodie échangèrent un regard perplexe.
« Et pourquoi devons-nous nous rendre au domaine des Lemoine pour rencontrer cette styliste ? » demanda Louise. « Pourquoi ne vient-elle pas ici, comme cela se fait d’ordinaire ? »
« Parce qu’elle vit là-bas, et parce que ce qu’elle propose va bien au-delà d’une simple prise de mesures, » répondit Célia. « Elle a besoin de s’imprégner de votre énergie, de votre style, de vos mouvements. Elle dessine en vous observant, en échangeant avec vous. Chaque robe qu’elle crée est une œuvre unique. »
« Mouais... » murmura Élodie, toujours dubitative. « Et tu es sûre que ses robes seront à la hauteur du prestige de ce bal ? C’est un honneur d’avoir été invitées par la princesse elle-même. On ne peut pas se permettre d’être mal représentées. »
Un silence suivit, que Célia brisa d’un ton calme mais ferme :
« Venez avec moi. »
Sans attendre leur réponse, elle se leva et les guida dans les couloirs du domaine jusqu’à sa chambre. Une fois la porte refermée, elle s’approcha de l’armoire et en sortit deux housses en tissu clair. Avec un soin presque cérémonieux, elle les ouvrit, dévoilant deux robes sublimes.
L’une, d’un bleu nuit profond, était agrémentée de broderies d’argent dessinant des constellations sur le corsage et la jupe. L’autre, ivoire et champagne, jouait sur les transparences et les superpositions, avec un plissé délicat et des détails cousus main.
« Mon père les a achetées pour moi après l’exposition. Elles étaient présentées au domaine des Lemoine. C’est la styliste qui les a imaginées, et elles ont été confectionnées sur mesure par la couturière. »
Louise s’approcha, les yeux écarquillés. Élodie resta muette, sa main effleurant le tissu.
« C’est… splendide, » souffla-t-elle finalement.
« Chaque perle, chaque fil a été choisi avec soin. Elle ne travaille pas pour la reconnaissance, elle crée par passion. »
Louise croisa les bras, nettement moins sceptique.
« Et elle va vraiment nous faire des robes ? »
« Oui. Elle a déjà des idées. Mais pour qu’elle puisse les adapter à vos silhouettes et à vos envies, il faut que vous veniez avec moi dans une semaine au domaine Lemoine. »
Les deux jeunes femmes acquiescèrent enfin, conquises par ce qu’elles venaient de voir.
Pendant ce temps, au bord du lac paisible du domaine Lemoine, un petit pique-nique se déroulait dans la bonne humeur.
Alice était assise sur une couverture fleurie, un panier ouvert à ses côtés. Étoile, couchée près d’elle, observait ses chiots jouer dans l’herbe. Ces derniers tentaient maladroitement d’attraper les pétales emportés par le vent, leurs petites pattes bondissant dans tous les sens.
Mme Lemoine servait des rafraîchissements pendant que M. Lemoine racontait une anecdote qui faisait rire Camille. Non loin, Raphaël s’était approché d’Alice, un verre à la main, son sourire tranquille accroché aux lèvres.
« Tu as réussi à te libérer de la couture pour venir t’asseoir ? » plaisanta-t-il.
« J’ai promis à Mme Lemoine de ne pas toucher à une aiguille de la journée, » répondit Alice en riant. « Mais je ne garantis rien si quelqu’un déchire sa chemise par accident. »
« Alors je vais rester bien sage, » murmura-t-il, amusé.
Ils échangèrent un regard complice, doux et léger. Le silence qui suivit ne fut ni pesant ni vide. Il était confortable, presque nécessaire. Le soleil jouait avec les reflets du lac, et même si les souvenirs ne revenaient pas encore, ce moment lui semblait familier. Comme une pièce du puzzle qui se remettait en place.
« Tu as l’air heureuse, » souffla Raphaël après un instant.
« Je crois que je le suis, » répondit-elle. « Ce n’est pas encore clair dans ma tête… mais ici, tout semble plus simple. Plus vrai. »
Mais soudain, un aboiement paniqué rompit la quiétude de la scène. Étoile s’était levée d’un bond, courant en direction du bord du lac en jappant de plus belle. Deux des chiots, trop joueurs, avaient glissé sur les galets humides et venaient de tomber à l’eau. Leurs petites têtes émergeaient à peine, agitées par la panique.
Sans réfléchir, Alice se leva d’un élan et courut à leur secours, suivie de près par Raphaël. Arrivée au bord, elle se pencha dangereusement, tendant les bras pour attraper l’un des chiots. Mais le sol était glissant, et son pied glissa.
« Alice ! » cria Raphaël.
Il la rattrapa juste à temps par la taille, l’empêchant de basculer dans l’eau. Dans le même mouvement, il réussit à attraper les deux petits chiots trempés, qu’il plaça dans les bras d’Alice encore tremblante.
Étoile accourut, les yeux rivés sur ses petits, les oreilles basses. Alice s’agenouilla doucement, gardant les chiots blottis contre elle.
« Tout va bien, ma belle… Regarde, ils sont là, » souffla-t-elle en caressant la tête d’Étoile.
La chienne vint coller son museau contre les chiots, poussant un petit gémissement de soulagement.
Raphaël posa une main sur l’épaule d’Alice, plus doux que jamais.
« Tu leur as sauvé la vie, » murmura-t-il.
Alice, les bras chargés des deux chiots encore tremblants, releva les yeux vers Raphaël. Elle secoua doucement la tête, sa voix à peine plus qu’un souffle :
« Non… c’est toi qui les as sauvés. Et tu m’as sauvée aussi, par la même occasion… J’ai failli tomber dans l’eau… »
Elle tremblait encore, ses doigts crispés sur les petits corps mouillés. Raphaël la regardait, les yeux ancrés aux siens, troublé par cette fragilité si vraie. Lentement, presque sans y penser, il effleura sa joue d’un geste doux. Elle ne recula pas. Son souffle se suspendit.
Autour d’eux, le monde semblait s’être figé. Le vent s’était calmé, les éclats de lumière sur le lac semblaient ralentir, et même les chiots dans ses bras avaient cessé de remuer. Il n’y avait plus que lui, elle, et cette étrange chaleur qui naissait dans ce silence partagé.
Un battement de cœur.
Un souffle.
Un instant qui aurait pu durer une éternité.
« Alice ! » s’écria soudain Mme Lemoine, courant à leur rencontre.
La bulle se brisa, et le monde revint en un instant.
Camille et M. Lemoine les suivaient de près, leurs regards alarmés. Alice détourna rapidement les yeux, tentant de retrouver contenance.
« Tout va bien, » rassura Raphaël en se redressant. « Les chiots sont hors de danger. »
Mme Lemoine s’agenouilla aussitôt auprès d’Alice.
« Tu es gelée, ma douce… viens, on va te réchauffer. Vous aussi, mes pauvres petits… »
M. Lemoine récupéra les chiots dans une serviette tendue par Camille, pendant que Mme Lemoine aida Alice à regagner la couverture, encore bouleversée. Raphaël, silencieux, resta quelques secondes en retrait, le regard perdu dans celui d’Alice.
Elle lui offrit un sourire discret, à peine esquissé, mais chargé de gratitude et d’un trouble qu’elle ne savait pas encore nommer.
Et tandis qu’elle se laissait envelopper par la chaleur rassurante des siens, une certitude douce mais étrange naquit en elle.
Quelque chose venait de changer.