Alice et Camille étaient assises côte à côte sur le banc, dans un coin calme de la salle de mode. Étoile et ses chiots dormaient à leurs pieds, ajoutant une touche de douceur à l’atmosphère paisible. Pourtant, une tension invisible planait entre les deux jeunes femmes. Alice jouait nerveusement avec un pli de sa jupe, son regard fuyant celui de Camille.
Le silence s'étira, puis Alice inspira longuement, comme pour puiser du courage. Elle glissa distraitement ses doigts dans la fourrure chaude d’Étoile, s’ancrant à cette présence rassurante avant de murmurer :
« Je ne me souviens pas de tout avec précision, mais... certaines images reviennent, des mots aussi. »
Elle déglutit et releva les yeux vers Camille, qui attendait avec une patience bienveillante. Alice s’adossa au banc et reprit d’une voix tremblante :
« J’avais un rêve, Camille. Celui de créer quelque chose de beau, un commerce de mode, pour que ma famille soit fière de moi. J’avais dessiné des croquis, cousu des prototypes... J’étais persuadée qu’ils comprendraient ma passion. Mais au lieu de cela... »
Elle serra les poings, ravalant un frisson.
« Ma proposition a été accueillie avec du mépris. Une femme de ma famille... ma mère, je crois... a réagi violemment. Elle m’a frappée avec son éventail dès que j’ai osé parler de mon projet. Elle a dit que je faisais honte aux nôtres, que je me comportais comme une fille indigne. »
Ses yeux se perdirent dans le vide, et elle sembla se replier sur elle-même.
« Elle a répété que mon rôle était d’être une épouse, une mère, d’obéir. Pas de nourrir des ambitions absurdes. Puis elle a pris toutes mes créations, mes dessins, et les a jetés au feu, sous mes yeux. »
Camille porta une main à sa bouche, horrifiée.
« J’ai supplié, j’ai tenté de sauver ce que je pouvais, mais elle m’a repoussée, et à chaque protestation, elle me frappait encore. Puis elle m’a fait enfermer dans ma chambre. Trois jours sans nourriture, sans eau. Juste elle, qui venait vérifier que j’avais bien compris la leçon. »
Un silence pesant tomba sur la pièce. Alice ferma les yeux, tentant de repousser l’angoisse qui montait en elle. Camille, quant à elle, sentit un frisson lui parcourir l’échine. Son cœur se serra devant la douleur d’Alice.
« Alice... » souffla-t-elle, incapable de trouver les mots justes.
Alice rouvrit les yeux, embués de larmes. « Je pensais avoir enfoui tout ça, mais... maintenant que je suis ici, que je peux enfin suivre ma voie... la peur revient. Comme si une partie de moi craignait encore d’être punie pour oser rêver. »
Camille prit doucement sa main dans la sienne. « Tu n’as plus à avoir peur. Ici, personne ne te fera de mal. On croit en toi. Moi, Raphaël, les Lemoines... Nous sommes tous là pour toi. »
Un sanglot brisa la voix d’Alice. Elle cacha son visage dans ses mains, submergée par l’émotion. Camille resserra son étreinte autour d’elle, lui murmurant des mots de soutien. Étoile, sentant la détresse de sa maîtresse, posa doucement sa tête sur ses genoux, comme pour lui rappeler qu’elle n’était pas seule.
Derrière la porte entrouverte, Raphaël écoutait, les poings serrés. Chaque mot d’Alice était un coup porté à son cœur. L’indignation bouillonnait en lui, mais il savait qu’il ne devait pas intervenir. Elle avait besoin de Camille, pas de son emportement.
Mme Lemoine, qui venait d’arriver, s’immobilisa en entendant les dernières paroles d’Alice. Ses yeux s’embuèrent de larmes, son souffle se coupa sous l’effet du choc. Comment une famille avait-elle pu briser ainsi une jeune fille aussi douce et talentueuse ?
Raphaël murmura, la voix tremblante de colère et de douleur : « Plus jamais, Alice. Plus jamais tu ne revivras cela. »
Mme Lemoine posa une main sur son épaule. Il n’avait pas besoin d’explication : elle partageait son serment silencieux.
Dans la salle, Alice, encore secouée, sentait peu à peu la chaleur du soutien de Camille l’envelopper. Un petit bruit attira son attention. Espoir, l’un des chiots, trottina maladroitement jusqu’à elle et posa ses petites pattes sur sa robe, laissant échapper un minuscule gémissement, comme une chansonnette rassurante.
Alice essuya ses larmes, esquissant un sourire fragile.
« Espoir... » murmura-t-elle, caressant doucement le chiot.
Oui, il y avait encore de l’espoir. Et peut-être, enfin, un avenir où elle pourrait être elle-même, libre d’aimer, de créer, sans peur d’être anéantie pour ses rêves.