Le lendemain, Alice et Mme Vauclair arrivèrent chez le traiteur en fin de matinée. L’établissement, niché au cœur de la ville, était un joyau caché, réputé pour sa cuisine raffinée et ses présentations élégantes. En poussant la porte, une cloche au tintement doux résonna, ajoutant une touche de chaleur à l’endroit. Une subtile odeur de fines herbes et d’épices accueillit les deux femmes, évoquant d’emblée la promesse de délices culinaires.
Un homme en tablier blanc impeccablement repassé s’approcha avec un sourire professionnel.
« Mme Vauclair, quel plaisir de vous revoir. Et vous devez être Alice, n’est-ce pas ? Bienvenue. »
Alice répondit par un sourire poli, tentant de masquer l’appréhension qui nouait son estomac. Elle ne savait que trop bien que cette dégustation n’était pas un simple rendez-vous gastronomique, mais un test déguisé sous la façade d’un choix de mets. Sa mère, droite et imposante, balayait déjà du regard la salle, évaluant chaque détail avec un œil critique.
Guidées vers une table ornée d’assiettes soigneusement disposées, elles prirent place. Mme Vauclair croisa les mains devant elle, le dos parfaitement droit. Le traiteur dévoila une première assiette.
« Alors, commençons par les amuse-bouches. Nous avons ici des canapés de saumon fumé avec une mousse d’avocat et des tartelettes à la tapenade. »
Alice porta un toast à ses lèvres et laissa les saveurs se mêler sur sa langue. La crème d’avocat, légèrement acidulée, complétait à merveille la finesse du saumon. C’était exquis. Mais alors qu’elle s’apprêtait à exprimer son appréciation, elle sentit le regard insistant de sa mère, pesant sur elle comme une chape de plomb.
Elle se contenta d’un murmure mesuré :
« C’est délicieux. »
Mme Vauclair acquiesça sans esquisser le moindre sourire.
« Oui, c’est une bonne option. »
Alice déposa sa fourchette avec soin, sentant que toute démonstration d’enthousiasme serait déplacée. Elle détourna légèrement les yeux, se demandant si, un jour, elle aurait le droit de savourer un plat sans craindre d’être jugée.
Le traiteur poursuivit, découvrant une deuxième assiette.
« Pour les entrées, nous avons des verrines de crevettes à la mangue ainsi qu’une salade tiède de lentilles et foie gras. »
Mme Vauclair goûta, son expression toujours aussi indéchiffrable, avant de commenter :
« Intéressant, mais j’aimerais que la présentation soit encore plus sophistiquée. Peut-être en ajoutant des fleurs comestibles pour une touche visuelle ? »
Alice ne put s’empêcher d’observer l’homme en face d’elle. Il hochait la tête avec une docilité feinte, mais elle perçut un léger tic dans sa mâchoire. Elle connaissait cet air : celui d’un homme qui, bien que professionnel, se pliait aux exigences d’un client redoutable.
Elle voulait dire que la présentation était déjà parfaite, que le goût seul suffisait, mais elle se ravisa. Contredire sa mère ici, en public, était hors de question. Elle se réfugia dans le silence, son refuge habituel face aux critiques implicites de Mme Vauclair.
Puis vint le plat principal : un filet de bœuf en croûte accompagné de légumes racines glacés et d’une purée de topinambour. Alice prit une bouchée, savourant la tendreté de la viande et la douceur subtile de la purée.
« C’est exquis, » déclara-t-elle avec sincérité.
Mais sa mère opinait doucement sans manifester d’enthousiasme.
« Nous prendrons aussi une option plus légère. »
Le traiteur acquiesça et présenta alors un filet de bar poêlé avec une sauce aux agrumes.
« Les deux options sont convenables, » déclara Mme Vauclair. « Mais veillez à ce que les portions soient adaptées pour une grande réception. Je veux aussi que tout soit parfaitement accordé au vin que nous choisirons. »
Alice sentit son estomac se nouer. Elle aurait voulu poser des questions, suggérer quelque chose qui lui plairait vraiment. Mais ce n’était pas son rôle ici.
Lorsque Alice arriva à la boutique, l’élégance du lieu lui sauta aux yeux. Les portants croulaient sous des robes somptueuses, les miroirs dorés reflétaient la lumière tamisée, et un subtil parfum de lavande et de soie flottait dans l’air. Elle n’y avait pourtant pas prêté attention lors de ses propres essayages, trop préoccupée par l’approbation maternelle.
Emma, perchée sur un tabouret, s’exclama avec enthousiasme :
« Enfin, te voilà, Alice ! Regarde cette merveille, qu’en penses-tu ? »
Elle tourna sur elle-même, dévoilant une robe de tulle vert pâle au corsage brodé de perles scintillantes. Alice esquissa un sourire sincère.
« Elle te va à ravir, Emma. »
Sa sœur, insouciante, rayonnait devant son reflet. Alice sentit une pointe d’envie lui serrer la poitrine. Emma n’avait pas encore cette crainte oppressante de décevoir leur mère. Elle pouvait choisir sans calculer chaque détail.
Emma leva des yeux brillants vers elle.
« Tu crois que c’est la bonne pour le grand événement ? »
Alice hocha la tête.
« Oui, elle respire l’élégance et la fraîcheur. »
Le modiste s’approcha.
« Votre tenue étant déjà choisie, Mlle, je veillerai personnellement à ce que chaque ajustement soit réalisé avec précision pour qu’elle vous aille à la perfection. Elle vous sera livré au domaine, le matin même de la fête.»
Alice lui offrit un sourire poli, mais se concentra sur sa sœur. Ce choix appartenait à Emma, et elle voulait qu’elle en garde un bon souvenir.
Le modiste présenta plusieurs robes. La première, une création bleu nuit en satin, était d’une élégance classique. La seconde, champagne avec des manches bouffantes, était délicate et douce. Alice observa attentivement avant de conseiller :
« Cette robe est parfaite pour une ambiance printanière, mais tu veux que l’on remarque ton élégance, pas seulement ta délicatesse. »
Puis elle désigna une troisième robe, rouge carmin, brodée de fil d’or, aux manches transparentes parsemées de pierres scintillantes.
« Cette robe incarne la confiance, Emma. Elle est plus audacieuse, mais elle fera tourner les têtes. »
Emma effleura le tissu du bout des doigts, hésitante.
« Mais elle est tellement… différente. »
Alice la regarda avec douceur.
« Parfois, il faut oser. C’est à toi de choisir. »
Emma hocha lentement la tête, visiblement troublée mais aussi intriguée.