À leur retour du pique-nique, le soleil commençait à décliner, dorant les pierres du domaine Lemoine d’une lumière douce et apaisante. Le vent léger faisait bruisser les feuilles des arbres comme une chanson familière. M. Lemoine avançait vers l’entrée principale, discutant encore avec son épouse de l'organisation des prochains jours, quand le majordome s’approcha d’un pas rapide.
« M., une lettre urgente vous est adressée. Elle vient du domaine Montbrun. »
Intrigué, M. Lemoine prit l’enveloppe de papier crème, ornée du sceau en relief de la prestigieuse famille. Il la décacheta avec soin et parcourut rapidement son contenu. Une expression de surprise traversa son visage avant qu’il ne tende la lettre à son épouse.
« C’est une lettre de M. Montbrun. Il annonce l’arrivée de sa fille Célia… ainsi que des deux jeunes filles dont elle avait parlé : Élodie et Louise de Valmont, des sœurs jumelles, amies proches d’Alice. »
Alice, qui venait d’arriver dans le grand salon en entendant son nom, s’arrêta net. M. Lemoine se tourna vers elle, tendant un petit mot glissé dans l’enveloppe, écrit de la main fine et penchée de Célia.
« Alice,
Je tenais à te prévenir que j’ai parlé d’une talentueuse styliste à Élodie et Louise, mais je ne leur ai pas révélé qu’il s’agissait de toi. Elles ignorent tout de ta présence ici, ainsi que de ce qui t’est arrivé. Lorsqu’elles ont appris ta disparition, elles ont été bouleversées, espérant encore que tu sois vivante quelque part. Ce sont elles qui t’avaient offert les bijoux retrouvés dans ta bourse. Elles ne sont pour rien dans ce qui s’est passé. Je voulais que tu le saches. J’espère de tout cœur que ces retrouvailles t’apporteront du réconfort.
Avec tendresse,
Célia »
Les doigts d’Alice tremblaient légèrement. Elle relut le mot une seconde fois, le cœur battant.
Élodie et Louise. Elle revoyait leurs visages en souriant. Deux jeunes filles pleines de vie, toujours prêtes à rire, à créer, à dessiner. Elles passaient des heures ensemble au bord du lac du parc de la capitale, laissant leurs crayons courir sur le papier pendant qu’Alice griffonnait des croquis de robes et d’accessoires.
Un souvenir précis s’imposa à elle, porté par la douceur d’une brise invisible.
Le soleil scintillait sur l’eau. Élodie riait en la dessinant de profil, tandis que Louise tentait de capturer l’éclat de ses yeux sur le papier. Alice se souvenait avoir ajusté les plis d’une robe sur son carnet, assise dans l’herbe, ses cheveux ramenés par une pince florale qu’elles lui avaient offerte ce matin-là.
Bouge pas, Alice ! lançait Louise en riant.
« Tu es notre muse aujourd’hui ! » ajoutait Élodie en agitant son pinceau.
Un éclat de bonheur. Un moment suspendu. Une amitié sincère.
Mais quelque chose grinça au fond de sa mémoire.
Un frisson.
Elle fronça les sourcils. Un détail lui échappait. Il y avait autre chose, ce jour-là. Une ombre, un malaise fugace. Une coupure dans le fil du souvenir.
Elle inspira profondément, comme pour garder le contrôle. Non, elle ne voulait pas laisser l’ombre ternir ce moment précieux. Et elle y parvint. Elle força son esprit à se recentrer sur les éclats de rire, les traits tracés à l’encre vive, le bruissement de l’eau.
La voix de Raphaël, l’appelant depuis l’entrée du grand salon, suivie par celle de Camille, joyeuse et pétillante, la ramenèrent pleinement à la réalité.
Alice secoua doucement la tête. Le souvenir s’effaçait peu à peu, mais son immobilité avait déjà attiré l’attention. Camille, la première à remarquer son silence, inclina légèrement la tête.
« Alice ? Tout va bien ? »
Raphaël s’approcha à son tour, le regard empli d’inquiétude.
« Tu es toute pâle… Tu veux t’asseoir ? »
Elle cligna des yeux, ravalant le reste de l’émotion qui menaçait de l’envahir. Puis elle leur sourit, presque timidement.
« Je vais bien. J’étais simplement… perdue dans mes souvenirs. »
Ils échangèrent un regard, mais n’insistèrent pas. Camille attrapa doucement sa main et la guida vers un fauteuil.
« Alors, repose-toi un peu. Tu en as le droit, » dit doucement Mme Lemoine en posant une main rassurante sur son épaule. « D’ici cinq jours, tu reverras Célia… ainsi que les deux jeunes filles dont elle t’a parlé : Élodie et Louise. »
Peut-être alors, dans l’éclat de leurs sourires retrouvés, la mémoire se dévoilerait doucement… sans douleur. Et si ce n'était pas le cas ? pensa-t-elle fugacement. Et si les ombres revenaient avec elles ? Non… pas maintenant. Je dois garder le contrôle. Je veux me souvenir pour les retrouver, mais pas au prix de me perdre.