Lentement, je repris le contrôle de ma respiration avançant doucement vers le panneau de bois. Il entendait le bruissement de mes pas, mais cela m’était nécessaire pour me maîtriser à nouveau. Faire taire la petite voix. Retrouver la raison. La laisser parler à mon être. Cela faisait onze ans que je n’avais pas vu Ishmail, il en était de même pour lui. Je tendis la main vers la poignée, la déverrouillant doucement et l’entrouvrit. J’avais gardé les paupières baissées vers le sol, souhaitant me composer avant de le défier du regard.
Des chaussures de randonnée montantes, un pantalon de toile vert, un blouson d’un ton plus foncé frappé de l’écusson du parc tendu sur des épaules larges, et ce visage…
Je ne pus qu’écarquiller les yeux de surprise.
Jeune, Ishmail était le beau gosse avec lequel toutes les filles du lycée voulaient sortir. Il avait une crinière en bataille presque noire, qui détachait ses iris sombres rehaussés de touches lie-de-vin. Cela durcissait ses traits masculins, lui donnant des airs de mauvais garçon qu’il n’était pas. Mais je ne m’étais pas attendue à ça.
La symétrie parfaite de son visage était à présent massacrée par une longue cicatrice qui prenait naissance au-dessus de son sourcil, traversant sa joue et une partie de ses lèvres pour terminer sous le col de son blouson. J’émis un hoquet, ma main se portant à ma propre gorge, comme vivant le coup qu’il s’était pris. Son regard erra sur tout mon corps, s’attardant sur mon bras tatoué. En voyant ma réaction, il souleva son sourcil abîmé, le gauche, en une expression sceptique.
— Eh bien, tu n’étais pas au courant ?
Je reculai de quelques pas, secouant la tête, laissant la porte ouverte, l’invitant à entrer par la même occasion. Le choc avait été trop grand pour que je réagisse autrement. Je me remuai, essayant de retrouver une contenance tout en ignorant l'inflexion de sa voix. Ishmail était constamment caustique, malgré les vibrations rassurantes en totale contradiction avec le ton qu’il employait. Il avait toujours eu les épaules pour être Patriarche. À part qu’il n’usait pas de sa Dominance sur les autres.
D’un pas décidé, il entra sur le palier, refermant la porte derrière lui, inspirant profondément l’odeur des lieux, prenant la température de la pièce. Et moi, j’étais restée tout hébétée à le laisser faire sans bouger. Je fronçai les sourcils, hors de question de perdre la face devant lui. Je ne voulais pas qu’il s’apitoie sur mon comportement de biche effarouchée. Je pouvais donner le change. Je me le devais.
— Non, je n’étais pas au courant. Excuse-moi de ne pas me tenir au fait de tes moindres gestes onze ans plus tard comme une de tes groupies.
Et je lui tournai le dos, me dirigeant vers le côté cuisine, lui indiquant à cette occasion que je ne le percevais pas comme une menace. J’allais faire du café, délaissant la pâte à pancakes, mes mains seraient occupées à autre chose qu’à vouloir donner des coups et je pourrai ignorer le petit sourire en coin qu’il me sembla voir naître sur ses lèvres, alors que tout son corps était détendu, ses poings dans les poches. Moins de cinq minutes ensemble et nous avions de nouveau la même dynamique que des chiens et chats.
— Que fais-tu là ? demandai-je en mettant la cafetière en route.
Il prit place sur un des tabourets, s’accoudant à l’îlot central, scrutant mon visage sous ses mèches sombres, portées plus longues qu’auparavant. Elles cachaient une grande partie de sa cicatrice. Qu’avait-il bien pu lui arriver pour être abîmé à ce point ? Mais je jouais la fière avec lui, hors de question que je lui montre un tant soit peu que son histoire m’intéressait. Je lui servis son café, lui faisant face, préférant rester debout.
— Je voulais prendre des nouvelles de Sara, me répondit-il nonchalamment.
— De Sara ? répétai-je, surprise. Pourquoi ?
— Comme tu peux le voir à mon magnifique uniforme, nous sommes collègues, et elle était absente, sans prévenir, ce qui ne lui ressemble pas.
Une sueur froide recouvrit mon corps et une sourde angoisse se déclencha, étreignant mon cœur qui cogna furieusement dans ma poitrine. Je regardais dans le vide.
— Elle n’est pas venue travailler ?
Ma question n’était qu’un couinement faiblard. Ce n’était pas possible. Cela recommençait.
— Non. Elle n’est pas venue.
La voix d’Ishmail était calme. Il y avait glissé toute sa conviction dans cette phrase toute simple et m'examinait curieusement. Et il se remit à émettre des vibrations apaisantes devant ma panique à demi étouffé. Cela eut le don de me hérisser le poil, et je lui jetai un regard furieux. Puis, je m’asseyai sur le tabouret avant que mes jambes ne me lâchent.
— Je ne l’ai pas vue depuis vendredi. Elle devait passer le week-end dans sa retraite spirituelle. J’ai pensé qu’elle était partie directement au boulot ce matin, ça lui arrive.
Mon ton était monocorde. Sara n’était pas allée travailler. Sara avait disparu. Sara m’avait laissée.
— Peut-être que c’est juste un contretemps.
Je hochai pitoyablement la tête, les yeux hagards.
— Lockwood.
L'intonation d’Ishmail me força à relever le menton, rencontrant ses pupilles. Jamais il ne m’appelait par mon prénom. J’avais toujours été Lockwood. Le prénom, c’était réservé à ma sœur. Je ne sus ce qu’il lut dans mon regard, mais il fronça des sourcils et sa gorge vibra en sons rassurants. Je maudis ma part Ebède qui lui répondait d’un ton geignard, cette modulation ne me ressemblant en rien. Mais Ishmail choisit de l’ignorer, préservant mon orgueil.
— Tu sais où elle s’est rendue ce week-end ? demanda-t-il en se levant et commençant à faire le tour du salon des yeux.
J’eus un geste impuissant.
— Un endroit à quelques centaines de kilomètres d’ici sans réseau ?
Je soupirai, une main passant dans ma crinière encore humide, réfléchissant. Sara changeait fréquemment de lieu pour ses retraites, car elle aimait découvrir de nouveaux sites naturels. Elle amassait les brochures touristiques et en faisait des petites piles dans sa chambre. Ça me semblait la meilleure piste possible. Sara ne m’en voudrait pas si je fouillais son territoire dans de telles circonstances.
— Allons voir dans sa chambre, elle y aura peut-être laissé un prospectus.