Un énième copeau tombait sur le sol à mesure que Micaiah passait le couteau sur le bout de bois qu’elle tenait entre les doigts.
Son père avait jugé ses derniers essais catastrophiques et lui avait donc donné toute une pile de ses restes pour qu’elle s’entraîne « jusqu’à ce que son coup de main soit satisfaisant ». Mais elle n’avait aucune idée de ce qu’était satisfaisant pour lui. Il s’agissait sûrement d’une exigence inatteignable, comme d’habitude. Mais bon, ça lui occupait les mains justement, et c’était le but recherché, que ce soit par ses parents ou le Patriarche, ou tout le Cercle qui se disait que cet électron incontrôlable était au moins affairé à faire quelque chose de bien pour leur Communauté.
Elle était assise sur le tronc d’arbre qui se trouvait devant l’atelier de leur père, seule, parmi les grandes sculptures d’animaux qu’il taillait à la tronçonneuse, à l’orée de la forêt. Le soleil couchant dardait ses rayons à travers les feuillages, conférant une lumière dorée aux branches et autres épines qui s’entremêlaient. Le silence de la soirée n’était entrecoupé que par quelques pépiements d’oiseaux qui tardaient à rentrer au nid, tout comme elle. La journée avait été éprouvante, mais satisfaisante. Travailler manuellement l’empêchait de réfléchir et de donner vie à ce sentiment d’injustice qui grondait tout au fond d’elle. Nettoyer les pièces mécaniques, les briquer, les assembler, les graisser dans une atmosphère détendue – il y avait toujours cette plénitude qui flottait chez les Nasrim – l’apaisait. Isée, Ishmail et elle terminaient en plus chaque journée de labeur par une part de tarte aux pommes cuisinée par les mains aimantes de Gail Nasrim.
Encore un coup de couteau de travers. La forme dans les paumes de la jeune fille ne ressemblait à rien. Son père allait probablement criser en voyant son travail de cochon, mais tant pis. Il lui ferait remarquer que le museau était trop rond pour être celui d’un loup, que les taillades du poitrail étaient trop profondes pour faire des poils, que les pattes grossières et courtaudes faisaient penser à celles d’un bison, sans parler de la queue qui avait tout du rat. Le bout de bois serait bon à jeter au feu selon lui, personne ne daignerait payer quoi que ce soit pour ce machin. Mais il fallait bien s’entêter pour progresser, même si la pédagogie de Baroukh consistait à la ciseler à coups de reproches.
Micaiah s’arrêta de s’échiner sur son morceau balafré et soupira. Elle ne pourra jamais prendre la suite de son père comme il y aspirait, à moins qu’un don soudain ne s’échappe de ses mains ou qu’elle devienne artiste dans l’âme. C’était Noah qui avait l’œil pour les jolies choses et avait le goût nécessaire pour savoir ce qui allait plaire aux touristes. Elle, elle était plus du genre pratique et pragmatique, à aller droit au but. Comment, avec une telle inclinaison, pouvait-on espérer prospérer dans la vente, à titiller le désir et l’envie des autres alors qu’elle n’en éprouvait aucun devant ces trucs ? De dépit, elle considéra son « œuvre » qu’elle serra entre ses doigts fins, comme si elle pouvait éclater le bois sous la pression. Mais elle ne pouvait décemment pas se résoudre à détruire cette chose qu’elle avait produite de ses mains, dans laquelle elle avait mis du temps, de l’énergie et quand même du cœur. Peut-être pouvait-elle l’offrir à quelqu’un ? Ainsi son père n’en verra jamais rien et elle pourrait sculpter vite fait une autre immondice dans laquelle elle ne se serait pas tant investie ?
Elle savait. Elle allait percer un trou pour pouvoir accrocher un cordon, et elle allait le donner à Ishmail. Prévenant comme il était, il n’oserait jamais le lui refuser sous prétexte que c’était moche. Du moins, il se garderait bien de le dire, et préserverait la petite statuette plus longtemps que si Baroukh ne la voyait.
D’accord avec elle-même, Micaiah rangea le bout de bois informe dans sa poche, il y entra facilement, avant de prendre un autre morceau qu’elle défricha rapidement pour que son père ait quelque chose à se mettre sous la dent en termes de critiques. Cerise sur le gâteau, ces dernières ne l’atteindraient pas, car elle avait taillé cela sans âme. Celle qui importait était bien cachée, et recevrait un foyer digne de son nom, digne de ses efforts. Terminant, l’adolescente rentra enfin le pas léger dans son foyer, prête à entendre les aboiements déçus de son paternel sans broncher. Tout le monde serait satisfait à jouer son rôle pour le bien de tous.