La Matriarche nous sourit avec une pointe de tendresse, presque maternelle dans ses yeux océan. On s’y serait noyés.
— C’est là où mon rôle de médecin légiste rentre en conflit avec ma fonction de Matriarche. Vous êtes sous ma responsabilité, tous les deux, comme tous les Ebeds que je vais aller voir un par un pour leur expliquer qu’il y a peut-être un Solitaire sur notre territoire. Je préfère que vous soyez tous aux aguets, à veiller les uns sur les autres plutôt que de tous vous soupçonner et d’instaurer un climat de peur néfaste au Collectif. Votre protection passe avant tout.
Elle pencha la tête de côté avant d’ajouter :
— Bien que le timing soit étrange au vu de ta soudaine apparition pour le groupe, tu restes sur mon territoire, Micaiah, et tu es en droit d’avoir les informations propices pour être sur tes gardes aussi, même si tu n’es pas en règle. Un Ebed qui se repaît d’humains ne résistera pas longtemps avant de succomber à l’appel de la chair de ses semblables.
Elle conclut sa diatribe en prenant une grande lampée de café, ne montrant en aucun cas sa nervosité devant cet énorme problème qui me glaçait, moi, d’effroi. Le Solitaire ? C’était le croque-mitaine pour tous les Ebeds. Personne ne connaissait réellement toutes les horreurs qu’il pouvait commettre, comment il était devenu ainsi. Étais-je moi aussi en train de me transformer en monstre sanguinaire ?
— Je sais qu’Ellie t’a déjà posé la question, Ishmail, continua Zachariah, mais tu n’as pas eu des nouvelles de Nour depuis ?
— Toujours pas.
La Matriarche se fit pensive, les lèvres sur le bord de sa tasse.
— J’aurais préféré qu’elle tienne au courant quelqu’un de son arrivée en Floride, surtout avec ces nouvelles inquiétantes. Cela va bientôt faire deux semaines.
— Elle est jeune et fâchée, tempéra mon compatriote, tu ne peux pas couver les membres du Collectif qui ne veulent plus en faire partie.
Il s’était un peu redressé dans son fauteuil, posant la tasse vide sur la table basse. Je voyais bien que l’inquiétude de Zachariah n’était pas feinte et qu’elle se souciait sincèrement du devenir de cette Nour dont j’entendais encore parler. Mais pour avoir pris la fuite, mon dernier souhait était que mon Cercle d’origine se mette en chasse pour me traquer. Si ça avait été sa décision de partir, il fallait la respecter.
Après un temps de silence, la Matriarche acquiesça et tourna son regard franc vers moi, ses lèvres toujours ourlées de bienveillance.
— En parlant de Collectif, fit-elle en tapotant le bois de la table avec énergie, changeant radicalement de ton, Micaiah, malgré tout, tu sais que je ne peux décemment pas laisser une Ebède sans liens et qui a la capacité de transformer son odeur vaguer en toute liberté sur le territoire, n’est-ce pas ?
Quoi ?
Transformer son odeur ? Je ne comprenais pas. Voyant ma tête, Ishmail intervint :
— De temps en temps, il t’arrive d’exhaler le parfum des roses.
Il se rencogna dans le canapé, retrouvant le silence qu’il observait au début de la conversation. Le parfum des roses ? Ishmail devait savoir qu’il s’agissait de l’odeur de Noah, mais curieusement il ne partagea pas cette information avec sa Matriarche. Zachariah se racla la gorge devant notre échange de regards.
— Je vois que tu n’étais pas au courant de cette particularité. Dans tous les cas, tu devras te présenter à la prochaine Pleine Lune pour participer à la Chasse avec nous.
Ses pupilles se bloquèrent dans les miennes.
— Ce n’est pas un choix, me prévint-elle, sa volonté de fer affleurant à la surface. Il faut que nous sachions si tu es apte à faire partie de notre Collectif… ou non.
Ses derniers mots me glacèrent d’effroi, peu de doutes subsistaient quant au sort qui me serait réservé si je ne rentrais pas bien dans les petites cases. Zachariah était gentille au premier abord, mais comme tous ceux au pouvoir, elle avait une face impitoyable qu’elle me laissa entrevoir.
Mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine.
« Tu vois ? La voilà ta mort programmée », me souffla Noah. « À mon avis, il faut soit prendre le large, soit se débarrasser d’elle. »
Je secouai la tête. « On ne peut pas faire ça », répondis-je à ma sœur mentalement. « On trouvera une autre solution. »
— Là, juste à l’instant, fit Zachariah, levant un doigt pour me désigner. Ton odeur a changé de nouveau.
Paniquée, je jetais un œil à Ishmail. Il me confirma d’un mouvement de tête, avant d’ajouter :
— Encore le parfum des roses.
Je portai mes mains à ma propre gorge, terrifiée. Noah était bien là. En moi. Elle s’évaporait de mon être. Un frisson sinistre remonta ma colonne vertébrale. Et si la prochaine étape de Noah était de prendre possession de mon corps ?
« Pas besoin », éclata-t-elle de rire dans ma tête. « Tu as toujours été une extension de moi-même ! »
Ma respiration se fit haletante sous les yeux des deux Ebeds. Je paniquai. Non, ce n’était pas possible, cela ne devait pas être mon destin.
« Pourtant, tu n'as jamais cessé de penser que cela aurait dû être toi, et non moi, qui aurais dû périr cette nuit-là. Je réaliserai ton souhait », me murmura-t-elle de sa voix savoureuse.
Je sursautai brusquement en sentant la main d’Ishmail se poser sur ma cuisse et je relevai vivement le regard dans ses yeux rouges. Ses cordes vocales vrombissaient et son musc me cerna, tandis que son visage apparaissait tendu et sérieux à la fois.
— Je ne suis pas encore folle, bégayai-je à peine, la gorge nouée par ma sinistre prise de conscience. Je ne suis pas encore une Solitaire.
— Pas encore, Lockwood, m’assura-t-il.
— Et nous ferons tout ce qui est possible pour que tu ne le deviennes pas, Micaiah, ajouta Zachariah. Mais j’ai besoin de la preuve de ta bonne volonté avec cette Pleine Lune. Comprends-tu ? Nous devons nous faire notre propre idée de ton état de santé mentale, m’expliqua-t-elle doucement, posant également sa main sur mon genou, sa fleur d’oranger se mêlant à la menthe d’Ishmail.
Les deux odeurs vinrent s’envelopper autour des pauvres restes d’aubépine, l’accueillant et la tirant vers elles, isolant la rose à l’extérieur jusqu’à ce qu’elle se dissipe dans les airs. La voix de Noah essaya de me crier quelque chose, mais elle était si diffuse qu’elle se perdit dans le brouillard de sensations qui m’entourait. Mon souffle se calma et je pus respirer à nouveau, ma main se posant sur mon cœur chamboulé. Je hochai la tête.
— Oui, je comprends. Bonne volonté. Pleine Lune. Bonne santé, marmonnai-je. Je vais mieux, maugréai-je à Ishmail, qui retira sa paume de suite, Zachariah l’imitant.
— Loin de moi l’idée de te chouchouter, Lockwood, railla-t-il.
Mais il eut la décence de ne pas plus m’asticoter. Si le jugement rendu à la fin de cette Pleine Lune n’était pas positif, tout ce qui m’attendait était une mort certaine après une exécution rapide et sommaire, même si le Docteur Svartland ne l’annonça pas. Il n’y avait pas besoin.
— Bien, j’ai dit tout ce que j’avais à vous communiquer, fit la Matriarche en se levant. Et j’ai de la route à faire. Soyez sur vos gardes, prenez soin de vous et n’oubliez pas la Pleine Lune. D’ici là, Ishmail sera toujours responsable de toi. Tout est bien compris ?
J’opinai tandis qu’Ishmail la raccompagna à la porte.
— Merci de nous avoir tenus informés pour Sara.
Zachariah se retourna et ses yeux s’adoucir d’un éclat bienveillant.
— Ce n’est rien, dit-elle d’une voix caressante. Je ne condamne pas sans connaître, et chacun mérite sa chance, Micaiah. Nous ne t’abandonnerons pas comme ça.
Elle me salua d’un signe de tête, me laissant à mon ahurissement et quitta la maison d’Ishmail, refermant la porte lentement, sans un bruit, derrière elle. Mon compatriote haussa un sourcil à mon encontre, m’interrogeant en silence. Je secouai mon crâne, encore désemparée. Il se mit à débarrasser la table des tasses vides, s’occupant pour éviter de me poser des questions gênantes, afin que je puisse me ressaisir.
Je poussai un soupir. J’avais un sursis jusqu’à la Pleine Lune.
« Mais la Mort viendra ce jour-là », me susurra Noah.
Toujours aussi chouette d’avoir une sœur positive et de bon augure. Vraiment.