Évidemment, même si je ne voulais pas écouter la conversation, celle-ci me parvint très claire à mes oreilles.
— Ah Ishmail ! Enfin, j’arrive à te joindre ! J’ai un souci, il faudrait que tu puisses me remplacer demain, ce serait possible ?
Cette voix… Je fronçai les sourcils, tentant de me rappeler où je l’avais déjà entendue déformée par le téléphone. Elle avait des pointes aiguës tellement désagréables que j’avais suffisamment tiqué pour l’avoir retenue. Je stoppai mon activité, me concentrant sur la conversation, perturbée. Ishmail me facilita la tâche en mettant son portable sur haut-parleur, le posant sur la table du salon tandis qu’il s’asseyait sur le canapé, continuant à sortir gourde et collations.
— Un empêchement de dernière minute ? demanda-t-il à sa cheffe.
— Si tu savais, geignit-elle, mon fils a encore fait des siennes.
— Rien de grave, j’espère ?
— Non, non, rien de grave, soupira-t-elle. Mais je vais devoir à nouveau expliquer des choses à mon banquier qui s’en serait bien passé, et moi aussi !
Où l’avais-je déjà entendue ? Ce ton crissant qui s’aplatissait face à son interlocuteur et ses problèmes quand elle voulait obtenir quelque chose ? Ces pointes stridentes et horripilantes ? Je m’en mâchonnai le bout du pouce pour me rappeler.
— Et je n’ai personne d’autre que toi pour faire le job, supplia-t-elle, le désespoir pointant. Il faudrait aussi recadrer Jonathan, il devient incontrôlable à penser qu’il sait mieux que tout le monde l’état des chemins ! Je te donnerai un jour de congé supplémentaire !
J’eus un éclair de surprise. S’aplatissant et répondant oui à tout dans ce chuintement grésillant. L’interlocutrice de Monsieur Bill quand il arrivait tout juste au Ruby's Trail ! J’en fus stupéfaite, la bouche grande ouverte.
— Bien sûr, Neera, soupira Ishmail, se passant une main dans les cheveux. Je m’arrangerai.
Il raccrocha, la perspective de rabrouer un de ses collègues ne lui plaisant guère, tandis que j’intégrai lentement ce qu’il venait de dire.
— Neera ? C’était Neera cette voix ? balbutiai-je.
Il leva les yeux vers moi, haussant les sourcils sans comprendre pourquoi je me mettais dans cet état.
— Oui, pourquoi ?
J’arrachai nerveusement la pulpe de mon doigt, lui expliquant la situation, tout en faisant appel à ma mémoire :
— Je l’ai déjà entendue parler avec Monsieur Bill au téléphone. C’était elle ! Mais pourquoi rendrait-elle service à Monsieur Bill ?
— Doucement Lockwood, je ne comprends pas ce que tu veux dire, me freina Ishmail. Qui est Monsieur Bill et de quoi parlaient-ils ?
Je commençai à faire les cent pas devant mon compagnon Ebed, à la fois contente de ne pas avoir à me contenir ou expliquer pourquoi j’avais entendu cette conversation privée.
— Monsieur Bill est un habitué du Ruby’s Trail. Il vient de temps en temps se ressourcer dans le coin, se mettre au vert, explicitai-je tout en essayant de me rappeler quand est-ce qu’il avait pu l’apercevoir tout en le décrivant. Il a la cinquantaine bien tassée, et on va dire que les années n’ont pas été tendres avec lui. Je crois que tu as pu le voir quand tu es venu me proposer d’habiter ici.
Ses sourcils se froncèrent, réfléchissant et se remémorant de cette journée, fouillant dans ses souvenirs tout ce qu’il pouvait y trouver. Puis, il opina :
— Il était près du poêle avec un café bien noir, c’est lui qui utilise un gel douche tonique et qui sent la poudre malgré tout ?
— Je pensais plutôt au pétard mouillé, spécifiai-je tout en acquiesçant. Tu es sûr que c’était de la poudre ?
— Absolument, et récente, précisa-t-il. Tu n’as jamais remarqué ?
Je secouai la tête.
— Je serai bien incapable de te dire de quand date la poudre s’il en avait sur lui. En même temps, mon odorat a souvent été paralysé par cette satanée eau de Cologne.
— Ton odorat se paralyse ?
Ses sourcils se froncèrent, rendant sa cicatrice plus visible encore. Son expression en devenait plus menaçante. Je me laissai tomber dans le canapé moelleux, soupirant. La dernière chose que je voulais, c’est qu’il me pense incapable de contrôler mes sens. J’avais certes besoin de surveillance sur certains sujets, mais je n’étais pas totalement défaillante non plus. Amoindrie, peut-être, mais impotente, pas tout à fait.
— Je vivais en ville, murmurai-je, en passant une main dans mes boucles, gênée de reconnaître ma faiblesse et peut-être ma négligence. Ce n'était pas nécessaire d’affûter mes sens plus que ça. Sauf si je voulais finir folle plus rapidement encore.
— Ne parle pas de ça comme ça, tu ne l’es pas.
— D’accord, ma santé mentale n’est pas au top de sa forme, dirons-nous, temporisai-je. Il n’empêche que je n’avais pas besoin de mon odorat et qu’il était plus gênant qu’autre chose la plupart du temps.
Mes yeux se levèrent vers lui, resté debout et croisant ses bras. Regardant de côté et tapotant son muscle contracté d’un doigt, il réfléchissait probablement aux implications. Mais nous perdions de vue notre sujet.
— Dans tous les cas, Monsieur Bill discutait avec ta boss, sentait la poudre et c’est un ancien chasseur, me remémorant la conversation que j’avais eue avec lui ces derniers jours. Si je me rappelle bien, elle parlait de chemins fermés qui pouvaient lui convenir parfaitement, elle n’avait pas prévu sa visite dans son planning. Elle disait qu’elle allait s’arranger pour qu’il puisse y avoir accès le soir même.
— Quand était-ce ?
Mon cœur cogna et ma voix devint un murmure.
— Vendredi en fin d’après-midi, dis-je du bout des lèvres.
Vendredi maudit qui emporta un bel ange.
« Juste avant le départ de Sara pour l’au-delà », remarqua ma jumelle. « Mais cette conversation téléphonique n’a aucun sens pour toi, ce n’est ni un mobile ni une preuve, surtout que tu es un témoin facile à discréditer », poursuivit-elle ironiquement.
Qu’est-ce qu’elle pouvait être agaçante quand elle pointait les évidences.
— Lockwood ! gronda Ishmail, ce qui me fit sursauter et me ramena dans son salon.
Noah geignit avant de se carapater dans les limbes de mon cortex Ebed, me laissant de nouveau seule, enfin presque, vu que le Grand Méchant Loup me regardait d’un air contrarié tout en exhalant un fort musc qui m’enveloppa.
— Tu n’as pas besoin de faire tant d’efforts, grommelai-je. Je vais bien.
— J’ai besoin de ta tête à toi, pour comprendre ce qui s’est passé, pas que tu prêtes attention à un fantôme.
Je secouai ma caboche, confuse et de nouveau, je préférai éviter le sujet en revenant à la conversation initiale.
— De quoi a-t-elle voulu convenir avec Monsieur Bill en mentionnant les chemins fermés ? Et pourquoi ?
Je vis sa main frotter son front, inspirant un peu trop fort.
— Je ne suis pas sûr. Si on parle des chemins fermés et que ton Monsieur Bill, chasseur de son état, sent la poudre récente… Fait-il partie des braconniers qui se faufilent en douce dans le Parc ? Et Neera serait de mèche ?
Oh. Mes épaules s’affaissèrent. Cela n’avait donc rien à voir avec Sara.
— Tu veux dire qu’on vient de résoudre le problème du Parc qui traîne depuis des mois, voire des années, mais rien d’explicable pour Sara ? demandai-je dépitée.
— Je ne sais pas, Sara travaillait sur ces affaires de braconnage. Ça peut avoir un lien, mais il faudrait pouvoir vérifier plusieurs choses au bureau. Mais ça ne dit pas qui l’a tuée. Ni pourquoi un Ebed s’occupait de son cadavre.
Ah oui. L’Ebed. Je l’avais oublié celui-là. Si c’était un Ebed qui s’en prenait aux humains, il s’agissait probablement d’un Solitaire en devenir, qui n’était pas moi. Ça faisait beaucoup de loups tarés en peu de temps au même endroit. Je poussai un soupir agacé, les mains plongées dans mes boucles revenant sur ma nuque.
— Je ne sais pas quoi faire de ces informations, maugréai-je.
Ishmail secoua la tête avant de poser le poing sur sa hanche et de me regarder avec un sourire moqueur :
— Le mieux, c’est d’aller vérifier ce qui peut être vérifiable. Ça te dit de devenir Ranger demain ?