Je lâchai mon téléphone qui retomba dans le duvet de la moquette. Je laissai mon bras prendre mollement à terre, enfouissant mon visage contre mes genoux, mes pieds crispés l’un sur l’autre. Je ne sais combien de temps je restai ainsi, prostrée. J’étais sous le choc. J’allais me perdre dans ma folie et bientôt, il faudrait me tuer moi aussi, pour le bien de tous. Ou peut-être pour le mien, afin que je n’aie pas à vivre de cette manière, ne distinguant plus réalité et illusions… Noah m’en voudrait-elle de consentir à l’unique remède de mon esprit malade ? Ma respiration était hachée, mes sens m’avaient lâchée, m’enfermant dans un noir absolu.
Qui aurait pu penser que l’absence d’une seule personne me ferait autant vaciller ?
Des mains rudes s’enfouirent dans mes cheveux et mon front se cogna contre un autre. De fortes vibrations envahirent mon cerveau, firent leur chemin dans mes muscles, à travers mes os, remontant ma colonne vertébrale et touchant la partie Ebède de mon être. La nuit devint tout à coup plus claire. Lentement, ma raison refit surface, assez pour que mes pupilles se rétractent, prenant conscience de mon environnement.
Le musc qui m’enveloppait calmait ma peur, comme si j’étais protégée, et la fragrance mentholée me faisait l’effet d’un doux cocon, m'évoquant un foyer. Ma tête était à présent au creux de son cou, son corps rappelant mon âme perdue, la tenant pour qu’elle ne s’envole pas à nouveau. Ses mains apaisaient mes boucles en friche. Les vibrations émises par sa gorge chatouillaient mon épiderme, la sensation s’épanouissant comme une fleur dans tout mon corps. Peut-être qu’il me berçait. Ou peut-être n’étais-je pas tout à fait lucide pour savoir où se trouvaient le sol et le plafond.
Lentement, la présence de Noah se dissipa et je me retrouvai seule dans ma tête. Assez pour que mon esprit se fasse entendre. Je restai encore un peu immobile, lovée dans ses bras, et levai les yeux pour le regarder, ma poitrine se soulevant profondément, un air nouveau emplissant mes poumons.
Je ne voyais que son énorme cicatrice qui naissait de sous son tee-shirt et s'étendait le long de sa gorge, barrant le coin de ses lèvres avant de remonter près de ses prunelles. Miraculeusement, celles-ci avaient été épargnées. Mais je ne parvenais pas à me résoudre à lui poser la question de ce qui lui était arrivé. Tout le monde avait le droit à ses secrets, même quand ces derniers étaient visibles. Les vibrations faisaient vrombir sa pomme d’Adam et je ne pus réprimer un soupir de bien-être, tant cela me faisait du bien. J’avais oublié ce sentiment de plénitude, d’osmose, qu’on ressentait en partageant ce langage animal. Malgré moi, mes cordes vocales se mirent à résonner, attirant l’attention d’Ishmail vers ma personne.
Ses mains qui me serraient contre lui, m’ancrant dans le présent, se firent plus légères, me relâchant peu à peu, me laissant nager par moi-même vers les rives de la réalité, me scrutant pour savoir si j’y arrivais. Lentement, je me redressai, embarrassée par mes instants de faiblesse. Je me fis violence pour lever le menton et le regarder dans les yeux, avec un sursaut d’orgueil, là, assise par terre sur la moquette tâchée de sang de ma chambre.
— Désolée, murmurai-je, penaude.
En y repensant, il n’avait pas dû être ravi d’être tiré d’un sommeil réparateur pour débouler ici en pleine nuit. Il m’observa et haussa un sourcil, le droit, près des dernières lignes blanches qui avaient remodelé son visage. Il secoua la tête.
— Tu as fait ce qu’il fallait faire Lockwood, et ce que je t’avais demandé : pas de bêtise.
Je détournai les yeux de côté, l’embarras se lisant sur toute ma face. D’un doigt, je grattouillai les poils du tapis, rendus rêches à cause du sang séché et je ne pus réprimer une grimace. J’avais utilisé ma main qui avait rencontré le miroir un peu plus tôt. Ishmail soupira.
— Et si on allait te soigner maintenant ?
Il se releva, prenant ma paume non blessée pour m’aider à en faire de même. J’étais à présent debout sur mes pieds, et ils ne tanguaient plus. Je pouvais reprendre confiance en mon corps, et avec la présence de mon camarade Ebed, mon esprit était de nouveau là, vivant, clair. Nous nous déplacions avec aise dans la pénombre de l’appartement. Mais ce n’était pas comme s’il fallait faire beaucoup de chemin pour arriver jusqu’à l’îlot central de la cuisine. Ceci dit, Ishmail appuya quand même sur l’interrupteur pour allumer la lumière.
Je sortis la trousse de secours, rangée dans le tiroir du meuble de la salle de bain et je lui tendis ma main. L’Ebed lugubre la prit dans les siennes, l’examina, puis farfouilla dedans pour trouver une pince à épiler et entreprit de me déloger tous les petits morceaux du miroir défunt de l’entrée.
Ses yeux étaient concentrés sur son travail, minutieux et je l’observai sans faire de bruit. Il ne fit aucun commentaire.
— Tu ne me demandes pas ce qui s’est passé ? m'enquis-je, finissant par briser le silence tandis qu’il désinfectait mes plaies, reposant la pince sur la table.
— Tu le feras quand tu le jugeras nécessaire, me répondit-il d’un ton neutre.
Il leva cependant les yeux vers moi.
— Mais j’imagine qu’il y avait une raison pour motiver ton appel.
Je retombai dans mon mutisme, le regardant faire et réprimant la douleur du picotement du produit antiseptique. Son odeur d’alcool piquait également le nez et je me contins pour ne pas éternuer. En y repensant, je m’étais mise dans un état incroyable pour une rumeur quelconque. Ça me semblait si dérisoire à présent que j’étais entourée. Je secouai la tête.
— Tu vas trouver ça tellement ridicule…
— Crache le morceau, Lockwood. Autant que ma présence soit utile jusqu’au bout.
Je pris une grande bouffée d’oxygène, rassemblant mon courage et calmant mon cœur battant. La menthe sauvage agissait comme un baume sur mon cerveau et mon stress.
— Il y a ces rumeurs au café… Et j’ai l’impression que ça va faire un effet boule de neige… Peut-être que ce n’est rien, mais…
— Quelles rumeurs ?
— Un des habitués s’est vanté d'avoir aperçu un loup particulièrement gros, enfin grand, dans le parc, près de l’ancienne mine d’or, je crois. Ça n’a l’air de rien, mais je me suis demandé s’il ne s’agissait pas d’un jeune Ebed qui s’était fait surprendre. Ou peut-être était-ce vraiment juste un très grand loup… En tout cas, plusieurs autres clients ont envie de débusquer cet animal pour voir s’il est si énorme que ça.
Je fermai ensuite la bouche, mal à l’aise. Ishmail posa quelques secondes son regard dans le mien avant de revenir à ses soins. Il eut un grognement ironique et maussade à la fois.
— C’est donc pour ça qu’on a eu un afflux de touristes mal dégrossis hier après-midi ? Et c’est ça qui t’a travaillé toute la nuit ? demanda-t-il en haussant finalement un sourcil.
J'observai ma main en gardant mon air buté, les lèvres pincées. Puis, je secouai la tête.
— Non. Mais j’ai pensé que ça pouvait t’intéresser. Pour protéger tes ouailles par exemple.
— « Mes ouailles » ?
— Ouais, tu sais bien, les membres précieux de ton Cercle.
Ishmail rangea le matériel de soin, et sa chaise racla sur le sol quand il se leva, balaya la cuisine des yeux avant de se diriger vers la cafetière une fois qu’il l’eut trouvée, ignorant mon ton persifleur. Il finit par pousser un soupir.
— Je ne suis pas Patriarche, Lockwood Grand bien me fasse, l’Autorité ne s’est pas encore éveillée chez moi. Mais je te remercie. Effectivement, cela va nous permettre de prévenir les membres du Collectif afin qu’ils fassent attention à ne pas traîner près de la mine sous forme lunaire.
La machine ronronna une fois mise en route, et l’odeur du café envahit la pièce. Vu l’heure et la journée qui nous attendait tous les deux, c’était une bonne idée de prendre une bonne dose de caféine. Là, mon estomac était d’accord pour avaler une tasse.
- Du « Collectif » ?
Je fronçai les sourcils d’incompréhension. Ce terme m’était totalement inconnu.
— Toutes les Communautés Ebèdes ne vivent pas en Cercle comme sur les îles Selenes. Certaines forment ce qu’on appelle des Collectifs. Il y a effectivement quelqu’un à la tête de ce dernier, mais ce n’est pas…
Il fit une pause pour chercher ses mots avec soin.
— Mais ce n’est pas aussi archaïque que ce qu’on a pu connaître.
À mon tour de hausser les sourcils. Les deux. Parce que je n’arrivais pas à n’en soulever qu’un seul. Ce qui était agaçant en soi que lui y parvienne.
— Tant qu’il y a un Patriarche qui peut dominer tout le monde, c’est forcément archaïque et despotique. L’Autorité est arbitraire. Rien ne changera jamais ça.
Il s’adossa au plan de travail, croisant les bras en attendant que la cafetière termine son œuvre en crachotant ses dernières gouttes noires et libérant un nuage de vapeur brûlante.
— Cela dépend de qui est au pouvoir, j’imagine.
Je baissai les yeux tout en fronçant mes sourcils, regardant ma main à présent pansée. Il n’y avait que mes phalanges et le dessus qui étaient couverts d’égratignures. À présent qu’il n’y avait plus aucun morceau de miroir dedans, cela ne me handicaperait aucunement pour mon job ni pour quoi que ce soit d’autre.
Je n’étais pas prête à entendre ses paroles. Ni à les accepter. J’avais survécu sans eux et leur tyrannie. Je m’étais débrouillée toute seule. Jusqu’à…. Jusqu’à la disparition de Sara qui menaçait mon esprit de se briser entièrement. Je me mordis les lèvres avant de relever mes yeux dans ceux d’Ishmail. Il me scrutait, patient. Douloureusement, je me rendis compte que j’étais à sa merci, telle une proie pétrifiée par le regard du prédateur, se sachant compromise. Ne tenait qu’à lui de conserver ma tête. Je baissai mes pupilles, en vague signe de contrition, voire de soumission. Je détestais ma position.
— Désolée Ishmail. Ce n’était pas très malin de ma part de te faire venir en pleine nuit ici.
— Ça va, Lockwood. Tu as fait ce qu’il fallait.
Je détournai le regard, le miroir brisé à la lisière de ma vision. Pas assez en vu pour que ma sœur se manifeste de nouveau.
— C’est si tu ne m’avais pas prévenu que j’aurai été face à un sacré dilemme. Tu m’as évité cette peine, pour l’instant, ajouta-t-il d’un ton grave.
Je ramenai mes genoux contre ma poitrine, assise sur ma chaise, comprenant son point de vue. Quel Ebed n’appellerait pas au secours un de ses compatriotes dans ma situation ? À coup sûr, un qui avait des choses à se reprocher. Aucun de nous n’était vraiment indépendant. Je passai ma paume moite sur le front, dégageant quelques mèches rebelles en arrière.
Une large main se posa sur mon bras accompagnée d’un grognement empli de vibrations rassurantes.
— Tu n’en es pas encore là, Lockwood. Ça va s’arranger.
Tiens, je ne savais pas qu’Ishmail faisait preuve d’un optimisme à toute épreuve. Je ne pus qu’acquiescer, incertaine quant à mon devenir, mais pas encore prête à l’admettre devant lui.