Après quelques quatre heures, je coupai le moteur, de retour au Ruby’s Trail. J’avais réussi à isoler cinq chambres d’hôtes perdues au milieu de nulle part – dans des endroits bien différents – et donc susceptibles d’avoir accueilli Sara le week-end précédent. Évidemment, lorsque j’avais voulu informer Ishmail de mes découvertes, celui-ci était introuvable. Une de ses collègues m'avait finalement lâché du bout des lèvres qu’il avait dû partir sur le terrain pour une obscure raison de personnes coincées qui avaient emprunté un chemin fermé contre toute attente. Ce dernier avait subi un éboulement, un pont avait été emporté et maintenant, elles appelaient au secours. De ce fait, je lui avais laissé un mot sur son bureau que j’avais trouvé à l’odeur. Il avait un calepin ouvert avec la date du jour, je lui avais donc griffonné quelques notes et collé le Post-it coloré de Sara avec mon numéro dessus. Ainsi, je ne désertais pas. Je ne fuyais pas. Pas encore. Il comprendrait.
Je ne voulais pas m’attarder plus que de raison dans le Centre. Plus j’y restais et plus j’augmentais le risque de croiser d’autres Ebeds, et sans la protection induite par la présence d’Ishmail, ça pouvait mal se finir. À mon avis, il devait occuper une sacrée bonne place dans la hiérarchie du Cercle d’ici, car je n’avais pas eu d’ennuis pour l'instant liés à l’agent Duchesne.
Il ne me restait donc plus qu’à passer ces coups de fil, et pour cela, j’avais besoin d’un endroit calme. Autant redonner les clés de la camionnette à Juan qui pouvait en avoir l'utilité, avec un commerce à tenir, tout de même !
Je poussai la porte d’entrée de la boutique, faisant carillonner la cloche d’accueil. L’odeur gourmande des gâteaux réconforta mes narines, ainsi que le léger fumet d’un chocolat chaud. C’était comme rentrer à la maison. De se sentir à sa place et en sécurité. Oui, j’appartenais à ce monde-là. Il n’y avait que quelques clients attablés, mais le fidèle Juan était derrière le Comptoir, chantonnant tout en disposant de nouvelles pâtisseries, afin d’appâter de nouvelles bouches. Mon estomac grogna devant tant de sucres et de fruits. J’avais eu l’abdomen trop noué plus tôt pour avaler quoi que ce soit, et à présent que le stress s’était envolé, mon appétit se rappelait à moi.
— Ah ! Michokoh, te voici de retour ! me salua mon employeur.
— Oui, je viens te rendre les clés de la Précieuse, lui souris-je en lui tendant le trousseau du bout des doigts.
— Ah ! La Précieuse a-t-elle bien pu accomplir sa mission ?
— Oui, elle a été parfaite, merci patron !
— Parfait ! Tiens, installe-toi pour faire une petite pause, dit-il tout en me servant un moelleux double chocolat et une tasse de Chaï Latte.
— Toi, tu es une perle qui sent quand quelqu’un a besoin de réconfort ! Merci encore, Juan.
— De rien, ma puce. Allez, viens, raconte-moi tout.
Nous nous installâmes près du vieux poêle sur une table en bois sculptée grossièrement qui devait dater du temps des colons. Grâce au napperon blanc et au pot rempli de roses épanouies, le rendu était devenu particulièrement mignon. Juan me laissa mordre avec appétit dans mon gâteau. J’avais bien plus faim que je ne le pensais.
— Alors, des pistes concernant Sara ?
J'opinai, la bouche encore pleine, sortant mon petit carnet.
— Oui, Ishmail m’a autorisée à fouiller son bureau et j’ai pu dégoter cinq numéros à joindre où elle aurait pu potentiellement aller ce week-end.
— Bonne nouvelle donc. Tu les as appelés ?
— Non, toujours pas, secouai-je la tête. Il y avait trop de bruit au Centre des Visiteurs. Je suis d’abord venue ici.
— N’hésite pas à te servir du téléphone du magasin si tu as besoin, tu le sais n’est-ce pas ?
— Bien sûr, merci Juan. Cinq numéros, ça devrait aller vite. J’espère que l’un d’eux pourra nous en apprendre davantage, dis-je priant en mon for intérieur Mère-Lune.
— Mm-mm… Et… « Ishmail » ? C’est un garçon ? me demanda-t-il d’un air de conspirateur.
Ah. Je secouai la tête négativement. Juan leva un sourcil.
— C’est une licorne alors ? Je savais qu’elles existaient !
Je faillis m’étouffer avec les miettes restantes du gâteau. Après avoir bu une grande lampée de thé, je m’expliquai.
— Si, si c’est un garçon. Mais… Enfin... c’est aussi l’ex de ma sœur.
Je grimaçai avant de poursuivre.
— Et contrairement à elle, il m’a toujours vu comme… une espèce de chose avec laquelle il faut vivre malgré tout. Tu sais, comme un furoncle ou une écharde.
Je fis un geste de la main pour appuyer mes propos puis me concentrai à enlever les pétales fanés des petites roses posées sur la table. Je n’étais pas à l’aise avec le sujet. D'aussi loin que je me rappelais, j’avais été la nuisance de notre Cercle. Tout le monde acceptait ma présence, certes, mais avec beaucoup de mauvaise volonté. On me tolérait. Parce que j’étais la sœur de Noah. À part quelques exceptions, je faisais l’unanimité, négativement parlant. Une sensation étrange se répandit dans mon dos alors que mes pensées s’envolaient vers le passé. Comme une brûlure. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule, gigotant sur ma chaise. Rien. Encore mon esprit malade qui me jouait des tours probablement.
— Tu m’en diras tant.
Je voyais bien à sa tête qu’il n’avait pas du tout l’air convaincu. Je secouai mes boucles.
— Je t’assure, Juan qu’il n’y aura jamais rien entre Ishmail et moi. Je n’ai même pas le droit à un prénom avec lui. Il se trouve que c’est le collègue de Sara par un très fort hasard.
— Très bien, très bien. Je ne t’embête pas plus que ça, mais le hasard est quand même très très fort.
— Oui, ou bien j’ai beaucoup de malchance. J’espère juste qu’il ne parlera à personne de nos connaissances communes de ma présence ici.
— Tu devrais lui dire pour en être sûre. Ça ne doit pas être bien compliqué.
Je gardai le silence, réfléchissant à ce propos. Puis je soupirai.
— Je ne sais pas, Juan. Il faudrait que je lui fasse confiance pour ça, n’est-ce pas ?
— Oui, et c’est s’exposer, forcément Micaiah. C’est se mettre en danger. Mais tu ne peux pas tout le temps fuir non ? Et fuir à cause de quelque chose qui n’arrivera peut-être jamais.
Je pinçai les lèvres. C’était bien trop vrai. Est-ce que j’avais envie de quitter Juan, Sara et Reefton ? J’avais fait mon trou, ma tanière ici. J’y avais mes habitudes, ma sécurité. Fuir, ce serait leur abandonner mon territoire et les gens qui en faisaient partie au lieu de les défendre.
Je croisai les bras sur la table et y posai ma tête, malgré les piqûres oppressantes à ma nuque, faisant taire comme je le pouvais ma folie naissante. J’étais en sécurité ici, c’était le Ruby’s Trail, rien de mal ne pouvait m’arriver.
— Je… vais y réfléchir.
Je sentis la main de Juan qui tapota mes boucles d’un geste réconfortant.
— Je suis sûr que tu prendras la bonne décision, Michokoh.
Je hochai la tête, n’éprouvant pas la même confiance qu’il ressentait. La cloche s’agita de nouveau, indiquant qu’un nouveau client était entré et Juan se leva alors, prêt à le servir, avec un dernier clin d’œil à mon attention.
— Merci, Juan, fis-je encore une fois.
— À ton service, mon petit Chocolat !
Je me renversai dans ma chaise dans un énième soupir, puis me redressai, continuant à gigoter. Tous ces événements me rendaient paranoïaque. Comme si quelque chose pouvait réellement m’arriver ! Les Ebeds ne me feraient pas de mal dans un lieu public, c’était certain. Et pourtant, les chatouillis le long de ma colonne vertébrale avaient le don d’asticoter mon instinct de conservation.
Je me levai en prenant mes affaires. Je serai plus tranquille chez moi pour téléphoner plutôt que de me demander si je devenais effectivement folle. Avec un dernier salut à Juan, je rentrai dans ma tanière vide, prête à convaincre les responsables de me donner des informations sur une de leurs clientes par tous les moyens.