Micaiah pédalait comme une dératée pour rejoindre Isée qui l’attendait à la fourche des Deux-Pierres. La jeune Ebède ne se formalisait guère de ce retard. Elle connaissait son amie et appréciait de profiter de la Nature qui l’environnait quand elle patientait. Assise sur un des rochers qui indiquait l’emplacement de la bifurcation du chemin, elle observait les papillons butiner de fleur en fleur, savourant la chaleur du soleil sur sa peau d’ébène. Micaiah freina abruptement, faisant voler la poussière dans un nuage ocre. Les papillons ayant décidé de fuir les lieux, Isée quitta son perchoir et atterrit sur ses deux pieds, tout près du vieux vélo rafistolé de Micaiah.
— Eh bien, qu’est-ce qui t’est arrivé cette fois ?
Levant les yeux pour scruter l’expression de Micaiah quand elle sortirait une excuse – son malin plaisir – elle poussa alors un cri de surprise. Le visage de l’adolescente était tuméfié : on ne voyait plus que sa pommette enflée et rouge, son arcade sourcilière gonflée et son œil qui virait aux bleu et noir.
— Mère-Lune ! Micaiah ! Qu’est-ce que tu as encore fait ?
— Aaron, grogna la jeune fille, essayant de toucher la partie douloureuse. C’est si moche que ça ?
— Ton père va criser en te voyant, soupira Isée, bien plus terre à terre que son amie. J’espère pour toi que ton adversaire est dans un état bien pire.
— T’inquiète pas pour ça, ricana la petite brune aux iris dorés, je crois qu’il en a pour son compte et qu’il ne viendra plus me chercher des noises avant un moment !
Isée leva les yeux au ciel. Elle ne comprenait pas pourquoi son amie s’entêtait à tenir tête à Aaron. Ce dernier lui fichait une frousse de tous les instants, et ce, depuis leur plus jeune âge. Le garçon n’hésitait pas à user et abuser de son pouvoir de Dominance et de sa force, avec le consentement heureux du Patriarche et de la plupart des adultes, voyant en lui un futur leader. La seule épine dans son pied, c’était Micaiah qui continuait à refuser de lui donner ce qu’il voulait de tous : une soumission. L’adolescente utilisait toutes les excuses possibles et inimaginables pour le provoquer, la plus fréquente étant l’existence de Noah. Aaron avait décidé depuis longtemps que Noah lui appartenait. Isée admirait secrètement le côté bravache de son amie. Cependant, elle ne pouvait pas le lui dire ouvertement, préférant éviter les représailles du Cercle, mais elle la soutenait et l’aidait à panser ses plaies après chaque combat. Cela suffisait pour l’une et l’autre. Elles se comprenaient.
Isée redressa son vélo, qu’elle avait posé derrière le rocher dans les buissons et se mit en selle à hauteur de Micaiah. Les deux Ebèdes commencèrent à pédaler à la même hauteur, continuant leur discussion.
— Alors, c’était pour quelle raison cette fois ?
— Ce débile était en train de rôder autour de notre maison, grogna Micaiah. Je suis sûre qu’il cherchait un moyen de s’introduire dans la chambre de Noah. Je lui ai passé l’envie de revenir.
Elle renifla, satisfaite, mais pas trop fort. Chaque expression était douloureuse.
— À choisir, je suis contente que ce soit ta sœur qui attire tous les regards, et surtout celui d’Aaron. Comme ça, nous, on est tranquilles et on peut avoir treize ans en paix !
Le début de l’adolescence avait paré Noah de jolies formes qui commençaient à tourner la tête de pas mal de garçons de leur âge. La jeune fille adorait ces nouvelles attentions et prenait grand soin de sa personne afin de briller davantage, délaissant les jeux et activités qu’elles partageaient auparavant avec sa jumelle. Micaiah avait du mal à accepter ce changement brutal, ne comprenant pas ce qui pouvait être intéressant d’être la cible de ces Ebeds aux hormones envahissantes.
— Ouais, mais quand même. Pourquoi les adultes laissent Aaron faire tout ce qu’il veut ? Noah n’est pas un objet créé pour son bon plaisir, persifla l'Ebède. Si personne ne l’arrête, je me dois de le faire.
— Tu sais bien qu’Aaron est le petit-neveu du Patriarche et pressenti pour prendre sa suite, soupira Isée. Ses vibrations de Dominance sont exceptionnelles, encore plus depuis que ses hormones se sont mises en branle.
— Pas tant que ça apparemment, souffla Micaiah, ne cachant pas son mépris pour le garçon.
Quel enfer ce sera que de vivre sous son règne quand Abraham décidera de quitter ce monde.
— Apparemment pas, effectivement, rit sa camarade de bon cœur, dévoilant ses ravissantes dents blanches, étincelantes dans le soleil, rappelant à l'univers le prédateur qu’elle était sous ses allures de jeune fille de bonne famille et d’Ebède bien éduquée, respectant la hiérarchie.
C’était le plein été. Le ciel s’était paré d’un magnifique bleu azur, ce qui avait décidé les deux amies à se donner rendez-vous pour un tour de vélo en forêt afin de profiter de la fraîcheur de cette dernière, tout en évitant le tumulte de la haute saison touristique qui se déroulait en ville par la même occasion. Personne ne se plaindrait de voir les deux pestes occupées ailleurs.
Pédalant de concert, elles s’engouffrèrent sur le sentier menant vers l’est de la zone boisée, en grande partie ombragé ce qui pouvait se révéler salutaire en cette période estivale. Les bouleaux et les hêtres se mêlaient aux larges séquoias, les fougères s’épanouissaient dans leur pénombre tandis que les pins vertigineux tentaient de gagner du terrain. Leur sève, chauffée par les rayons du soleil répandait sa saveur dans l’air, gourmandant leurs papilles. À cette heure-ci, elles étaient seules sur la piste, la plupart des jeunes aidaient leurs parents à tenir les boutiques en ville. Noah devait sans doute se trouver aux côtés de leur mère, en joli corsage blanc brodé de fleurs, à donner des sourires aux quidams qui passaient pour vendre ceintures tissées, boîtes gravées et bracelets souvenirs. Ce n’était pas que Micaiah ne voulait pas le faire, mais Hannah avait depuis belle lurette décidé que Noah était bien plus apte à l’assister, étant plus agréable et avenante. Micaiah était reléguée à aider leur père à sculpter le bois, le remiser ou le découper quand celui-ci daignait lui accorder le temps de lui expliquer les choses. En tout cas, ce n’était pas le cas ni ce matin ni cet après-midi. Il s’était enfermé dans son atelier d’une humeur de chien et avait bien fait comprendre qu’il ne fallait le déranger sous aucun prétexte. À voir ce qu’il dira ce soir en avisant sa tête. À cette pensée, Micaiah renifla, puis la chassa bien vite de son esprit.
Des coups métalliques perturbèrent leur escapade. S’arrêtant de suite, les deux adolescentes s’entre-regardèrent, intriguées par ce bruit si peu commun à la forêt.
— Ça vient de par là, informa Isée en montrant du doigt la piste menant au nord-ouest.
— Allons-y alors !
Les filles reprirent leur course et accélérèrent. La perspective d’un mystère à résoudre attisait leur curiosité. Bientôt, le pignon d’un vieux chalet en rondins, typique des habitations des îles Selenes, apparut dans leur champ de vision. Ralentissant, elles s’arrêtèrent à hauteur de l’entrée du terrain, marquée par deux grands arbres droits qui faisaient office de poteaux. Isée inspira et reconnut presque instantanément les odeurs entremêlées qu’elle associa aux membres connus du Cercle.
— C’est la maison des Nasrim, constata-t-elle.
— Je pensais qu’ils seraient eux aussi en ville à cette heure-ci, poursuivit Micaiah en déposant son vélo à l’entrée du chemin menant à l’habitation.
Durant l’été, Monsieur Nasrim aidait sa femme à vendre ses broderies. Ce n’était pas avec le maigre salaire d’un enseignant d’État qu’il pouvait faire vivre à lui seul sa famille confortablement. De toute façon, tous les foyers du Cercle comptaient sur la saison touristique pour mettre du beurre dans les épinards. La quasi-totalité des revenus de la famille de Micaiah provenait de là, le reste de l’année servant à renouveler leur stock pour la saison suivante.
— Allons-y, proposa Isée.
Elle déposa son vélo contre les arbres, imitée par son amie. Le bruit se faisait répétitif, et de plus en plus fort à mesure qu’elles s’avancèrent dans l’allée. Le boucan régulier émanait finalement d’un cabanon de bois se trouvant derrière la maison. Fait de planches récupérées assemblées, il n’avait pas de porte sur le devant. Un abri assez grand pour servir de garage de fortune. Jetant un coup d’œil, elles virent un pick-up tout cabossé qui semblait avoir connu de meilleurs jours. On pouvait se demander si le marron était sa couleur d’origine ou si la boue avait fusionné avec la peinture. Le capot était cependant grand ouvert, et surtout, deux grandes jambes dépassaient du dessous du véhicule.
— Y’a quelqu’un là-dessous ? s’amusa Isée en voyant la pointure 42 gigoter à ses pieds.
Les baskets remuèrent, accompagnant une voix ayant tout juste fini de muer.
— À l’odeur, je parierai que deux morveuses sont entrées, Isée et… Lockwood probablement.
Micaiah renifla, moqueuse.
— Tu peux le dire, si tu ne sais pas de quelle jumelle il s’agit ! Personne ne t’en voudra.
— Je sais qu’il ne s’agit pas de Noah, et c’est bien suffisant, répliqua l’adolescent, daignant enfin se relever de sous le châssis. Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il tout en prenant un chiffon pour s’essuyer les mains. Whoa ! Lockwood ! Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?
Ronchonne, Micaiah croisa les bras, non sans lorgner le moteur à découvert du véhicule. Ce fut Isée qui lui répondit.
— Ah ! Des ennuis, et je te laisse deviner à cause de qui ! fit la jeune fille, moqueuse, avant de poursuivre : On a entendu du bruit, alors on a suivi la piste. On faisait du vélo dans le coin. Nous aussi on pensait qu’on serait seules. Je ne savais pas que tu avais une voiture ! ajouta-t-elle, excitée par cette perspective.
— Ah, je viens d’avoir mon permis, répondit Ishmail un peu gêné. J’ai pu me payer cette épave. Il n’y a plus qu’à la remettre en état pour la conduire.
— Tu t’y connais en mécanique ? ne put s’empêcher de demander la jumelle malgré sa contrariété.
— Pas trop, mais j’ai trouvé pas mal de documentations, expliqua-t-il en montrant sur le côté, près de l’établi, les revues étalées les unes sur les autres et toutes ouvertes à des pages diverses.
Curieuse, Micaiah s’approcha pour les feuilleter. Elle, elle n’y connaissait rien du tout, mais elle savait que cela occupait les mains.
— Tu as besoin d’aide ?
— Tu te proposes Lockwood ? la taquina Ishmail.
La jeune fille haussa les épaules, désinvolte.
— J’aime m’occuper les mains et mon père ne veut pas les faire travailler actuellement. Ce n’est pas comme si je demandais à être payée.
— Comme tu veux, tu es libre de venir.
— On peut peut-être commencer maintenant, qu’en dis-tu ? questionna Isée. J’ai hâte de devenir apprenti mécano.
— Vous allez être ravies, il y a du boulot ! ricana le jeune homme, tout en leur mettant des torchons et des pièces entre les doigts sans attendre. Les pestes vont être occupées toute la saison, pour le bien de tous !
— Ouais, c’est ça, pour le bien de tous, grogna Micaiah.