— Comprends-tu Micaiah ? Personne ne doit savoir !
La voix d’Abraham grondait aussi fort que le roulement du tonnerre dans les oreilles et le cerveau de la jeune fille. Non, elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait rien. Elle avait envie de hurler son chagrin à la face de chaque être vivant sur terre. Noah méritait que le monde entier soit au courant de ce qu’il avait perdu, et le Patriarche lui ordonnait le contraire, la secouant en la maintenant par les bras.
Elle ne savait comment, Micaiah avait fini par quitter Noah en haut de la montagne et avait réussi à rentrer chez elle. Heureusement, ses parents étaient déjà levés, affairés dans la maison, et à peine avait-elle franchi le seuil, qu’elle avait vomi la bile rance qui empoisonnait ses entrailles, comme si tout son malheur pouvait se libérer de son être ainsi. Puis, elle s’était effondrée, les larmes dévalant ses joues, et un long cri d’agonie sortit de ses lèvres gercées. Son père et sa mère comprirent que quelque chose n’allait pas, saisissant au fur et à mesure des syllabes balbutiées par leur fille que Noah était morte et devant la complexité de la chose, la mort étant insoluble, Baroukh était parti chercher Abraham.
La jumelle restante, perchée sur la table gravée de la cuisine où son père l’avait mise, était inconsolable, ses épaules agitées des hoquets, le chagrin s'étant emparé de son corps. Hannah était plus qu’inutile, tournant en rond autour d'eux, totalement affolée et ne sachant que faire. Lorsque le Patriarche entra dans la maison, il émit de puissantes ondes de Dominance qui envahissaient la pièce intimant le calme. Hannah s’arrêta soudainement, s’assit sur un des bancs et se laissa bercer par ce rythme rassurant, complètement hébétée. Quelqu’un prenait les choses en main. Tout allait bien se passer. Mais évidemment, pas Micaiah. La Dominance glissa sur elle, sans qu’elle n’y prête la moindre attention. Des deux jumelles, bien sûr, c’était celle qui avait la tare qui avait survécu. Il allait devoir s’y prendre autrement pour la forcer au silence.
Le Patriarche réfléchit quelques instants, regardant Baroukh, silencieux devant la gravité du moment, et probablement calmé grâce aux vibrations. N’importe quel Ebed qui franchirait la porte de la maison n’aurait pu dire quoi que ce soit et entrerait, comme Hannah, dans un état second, abruti par l’overdose abrupte des pulsations qu’émettait Abraham. Personne ne devait savoir que Noah était morte. Noah était indispensable pour leur futur. Abraham se caressa la barbe tout en examinant l’adolescente qui avait enfoui la tête dans ses genoux ramenés près de son corps. Une parfaite copie physique. Après tout, qu’est-ce que la personnalité devant l’éternité de l’héritage des gènes ? Il y avait bien la tare, mais cela pouvait être dissimulé. Il pouvait faire quelque chose. Il se tourna vers Baroukh pour s’entretenir à mi-voix avec lui, ce dernier opina. Bien.
Le Patriarche s’approcha de la jeune Ebède inconsolable et posa une main paternelle sur son épaule, l’incitant à le regarder.
— Ce qui est arrivé est horrible, mon enfant. Je comprends ta peine.
Il modula sa voix grave pour qu’elle prenne des accents compatissants, rassurants mais toujours pleins de confiance. Du fait de son âge, la fille était malléable. Tel le papillon attiré par la flamme, elle redressa la tête vers le Patriarche, avide de protection contre le malheur qui la frappait. Comme s’il pouvait lui apporter une solution au problème de la mort. Aujourd’hui, il allait faire bon usage de cette confiance. Il ferait d’une pierre deux coups. Il allait effacer l’ignominie qu’elle était pour ne garder que le meilleur. Le futur l’en remerciera. Micaiah renifla, encore trop perdue dans son chagrin. Sa paume essuya les larmes qui irritaient sa peau. Elle l’écoutait. Bien. Il ajouta des tonalités chaleureuses dans son discours. La petite se jetterait dedans sans réfléchir.
— Noah était une jeune fille pleine de vie et une Ebède destinée à un avenir brillant. Cela n’aurait jamais dû arriver.
La gamine hocha la tête, piteusement. Il posa sa main calleuse sur son épaule qui tressautait encore des sanglots amers. Il était tout proche, et baissa d’un ton, comme une confidence intime, elle était importante après tout.
— Personne ne devrait vivre une telle douleur, je n’ose imaginer ce que tu ressens, ma petite. Sa perte sera une épreuve terrible pour tout le Cercle. Tu as toujours été généreuse Micaiah, tu n’as pas envie que le Cercle connaisse cette douleur n’est-ce pas ? Il sera dévasté d’apprendre le décès de sa Princesse.
Hébétée, encore groggy de désespoir, Micaiah redressa la tête, rencontrant la teinte whisky des yeux du Patriarche. Les pupilles noires dans les siennes, il imprima alors la première once d’Autorité, s’invitant dans sa conscience. Elle était comme hypnotisée.
— Tu peux aider le Cercle, Micaiah. Tu peux lui éviter ce supplice.
— Quoi ? balbutia la petite.
On y était. L’esprit de la gamine était encore tout souple, manipulable. S’il était imperméable à la Dominance, il y avait mis une première accroche d’Autorité. Elle ne s’en était pas rendu compte, bien sûr. À partir de là, il allait pouvoir gonfler son pouvoir et exploser sa volonté. Avec un peu de chance, elle ne s’en apercevrait même pas et deviendrait une jolie page blanche bien obéissante. Abraham ajusta de nouveau sa voix, de compatissante, elle évolua pour se faire encourageante. Toujours pleine de confiance.
— Tu as une force, Micaiah. Tu peux faire revivre Noah. À jamais.
— Comment ça ? murmura l’adolescente, perdue.
Elle avait l’impression que son cerveau était parti ailleurs. C’était difficile de réfléchir, la voix et les vibrations prenaient toute la place. Comme si elle voguait vers le large et ne ressentait rien d’autre que le vent sur son visage, saoulée d’air marin.
— Micaiah, tu portes Noah en toi.
La voix devenait de plus tonitruante, un cours d’eau, un torrent, puis une cascade grondante la rendant sourde à toute chose. Noah en elle.
— Micaiah, tu peux faire vivre Noah.
Les iris dorés s’imprimaient dans sa tête. Leur lumière s’étalait, éclairant l’obscurité, laissant apparaître l’aube et l’espoir. Tout le corps de la jeune Ebède tremblait. La voix. La lumière. Faire vivre Noah. Sous la main du Patriarche, ses muscles rendus flasques. Elle devait le croire.
— Le Cercle ne connaîtra pas cette peine grâce à toi. Il suffit que tu deviennes Noah.
Devenir Noah. Un doux rêve. Elle ne ferait plus qu’une avec sa sœur, et jamais elle ne serait seule. Elle ne serait pas abandonnée, laissée pour compte en arrière. Ensemble pour toujours. Deviens Noah.
— Personne ne saura que Noah est morte, tu seras elle. Pour le reste de ta vie.
Personne ne saura. Personne ne saura. Personne ne saura.
Micaiah était rendue abrutie par la voix caverneuse et la pulsion tonnante dans sa tête, comme si chaque coup matait sa personnalité, les roses s’insinuant dans son âme, la débilitant davantage.
Dans ce doux paradis de fleurs sirupeuses, d’air frais à l’océan calme et de lumière éclatante, quelque chose clochait.
Abraham en frémissait de plaisir, libérant tout son pouvoir pour dresser cet avorton, la modelant à l’image qu’il souhaitait. C’était grisant de l’avoir ainsi au creux de sa paume. Et tous les problèmes du Cercle allaient être résolus. Il pourrait pousser un peu plus. Là, toute flageolante sous son poing, à sa merci, elle pouvait lui donner tout ce qu’il désirait. Il n’avait jamais été aussi loin dans l’Autorité, tremblant sous l’effort, il grimpa encore d’un cran dans son impression. Son odeur de clou de girofle envahit l’esprit d’une Micaiah pantelante, sa tête dodelinant joliment. Tenant toujours son épaule d’une main, il vint caresser le cou et la joue de la jeune fille, la maintenant sous son emprise aussi sûrement qu’il la détenait physiquement.
— Tu seras Noah à présent, et personne ne saura. Personne ne doit savoir.
Quelque chose n’allait pas. Pourquoi personne ne devait savoir ? Tout le monde devait savoir ce qu’il avait perdu. Micaiah se mit à secouer faiblement la tête, noyée de clou de girofle, de roses, de roulements grondants et tonnants, sa conscience tentant de remonter à la surface. Elle balbutia.
— Personne ne peut être Noah. Tout le monde doit savoir, tout le monde doit pleurer Noah.
Non ! Abraham écarquilla les yeux. Cette fichue gamine avec sa fichue tare, elle lui échappait ! Impossible ! Perdant patience, blessé dans son orgueil, la colère prit le pas. L’heure n’était plus à la douceur et au doigté. Le Patriarche hurla dans la tête de la jeune Ebède, libérant toute son Autorité pour qu'elle roule sur elle comme un tsunami. Elle allait obéir pour une fois ! Il ne lui laisserait pas le choix !
— Comprends-tu Micaiah ? Personne ne doit savoir !
Sa gorge vrombit, ses cordes vocales s’étirant comme des élastiques prêts à claquer. Il ne lui permettrait pas encore de tout gâcher. Elle deviendrait Noah coûte que coûte. Personne ne saurait. Personne ne saura rien. Bandant ses muscles et toute sa volonté, Abraham déversa tout ce dont il était capable dans le cortex Ebed de la gamine qui ne put guère y faire face. Micaiah s’écroula, un pantin sans vie, et il l’espérait, sans esprit. Fichue tare. Haletant, il contempla son œuvre sur le sol et jeta un coup d’œil à Baroukh et Hannah qui n’avaient ni l’un et l’autre bougé.
— Quelle tristesse que Micaiah soit partie aussi rapidement faire ses études en Australie, fit-il d’une voix apaisée et grave qui n’invitait à aucune discussion, redressant les épaules, sa fierté refaisant surface face à l’avorton calmé pour de bon. Il faudrait emmener Noah dans sa chambre, brave petite, elle qui demeure un peu plus longtemps auprès de ses parents suite au départ soudain de sa sœur. Elle a toujours été une perle, n’est-ce pas ?
Époussetant sa chemise d’un geste dédaigneux, il jeta un dernier regard sur la poupée de chiffon sur le parquet, les cheveux en friche et la respiration encore faible. Il allait devoir réfléchir à la suite de ses plans.
— Pour le bien de tous, la meilleure de vos filles vous est restée, quelle aubaine.
Puis, après un silence, il ajouta :
— Il faudra penser à faire quelque chose pour son odeur.
Et sur cette phrase, le Patriarche sortit, laissant la petite famille faire ce qui devait être fait pour que tout se passe comme il le souhaitait. Pour le bien de tous.