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JBDelroen
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Chapitre 1.2

J’arrivai au Ruby’s Trail de Juan une heure plus tard. C’était une jolie boutique qui rappelait l’idée du Far West avec sa façade rose rectangulaire et son lettrage blanc aux pointes exagérées. Sans parler des fers à cheval décorant chaque extrémité des vitrines. Je n’étais de service que cet après-midi, mais tourner en rond dans l’appartement me rendait folle, à me retrouver seule avec mes pensées. J’avais donc décidé de venir en renfort, incapable de savoir quoi faire de mes dix doigts. J’avais toujours eu besoin de m’occuper les mains.

Mon ouïe avait presque atteint un niveau acceptable pour ne pas abrutir complètement mes méninges, et je m’en félicitai une fois que j’eus passé la porte de derrière, située dans la ruelle perpendiculaire à l’entrée, pas très loin des poubelles. Il y avait déjà une joyeuse symphonie, entre les gourmands venus satisfaire leur appétit avec les pâtisseries au fumet sucré de Juan, et les clients lève-tard qui prenaient un tardif petit déjeuner. Ce brouhaha ambiant était familier, rassurant. Mes oreilles se calèrent bientôt dessus, et je poussai un soupir de soulagement. Le Ruby’s Trail était ce qui se rapprochait le plus d’un foyer pour mon âme brisée.

Tapant mes pieds dans l’entrée, j’accrochai mon manteau à la patère avant d’enfermer mon sac dans mon casier, mettant un tablier de service. Juan était loin d’être un tyran quant aux uniformes de travail : un jean, une chemise à carreaux à manches courtes qui dévoilaient le tatouage qui serpentait le long de mon bras, et un petit tablier noir à la broderie rose délicate pour rappeler la façade. Une tenue confortable pour tenir toute la journée, je n’en demandais pas plus. J’arrangeai vite fait ma masse capillaire en un chignon rapide avant de me laver les mains aux toilettes (rien à voir avec celui de Sara), évitant d’un œil adroit mon reflet, puis, j’entrai dans la cuisine, le temple de Juan.

Je le trouvai affairé sur son plan de travail, œuvrant sur ce qui ressemblait probablement à une pâte à tarte. Il leva les yeux brièvement sur moi et jeta un regard sur la pendule.

— Ma Michokoh, je ne t’attendais pas avant treize heures. Tu es bien trop en avance.

— Je n’arrivai pas à rester à la maison, lui répondis-je en prenant des ustensiles et les ingrédients, avec un pauvre sourire.

Juan ne fit aucun commentaire. Il savait que j’avais besoin de me perdre dans le travail et de ne plus réfléchir. C’était lui qui m’avait sortie de la misère voilà cinq ans déjà, en m’offrant un emploi, un toit et des compétences. Il m’avait même fait passer le permis ! Pourquoi ? Lorsqu'on lui posait la question, il répondait que c’était ce qu’il aurait voulu qu’on fasse pour lui – l’aider – alors qu’il fuyait sa région natale. Quand il m’avait dénichée, il s’était rappelé ce qu'il avait dû lui-même traverser. À présent qu’il en avait les moyens, il souhaitait porter secours aux personnes oppressées, tout comme lui, à trouver un endroit qu’ils pouvaient qualifier de maison et se sentir en sécurité. C’était ce qu’il m’avait offert, et ce pour quoi je lui en serai éternellement reconnaissante.

Juan avait acheté une vieille bicoque qui tombait en ruines non loin du centre-ville de Reefton et l’avait retapée pour la rendre accueillante et en faire un lieu où les gens se retrouvaient avec plaisir, partageant un bon goûter ou tout simplement un chouette moment. Et puis, Reefton était entourée d’anciennes mines d’or pionnières, attirant à présent de nombreux touristes. Le coin regorgeait d’histoires rocambolesques, d’endroits à visiter ou promettait le fantasme de quelque trésor perdu à découvrir. Sans oublier le Parc, pas si loin que ça. Il y en avait pour tous les goûts. Résultat, le Ruby’s Trail était un bon point de chute pour qui voulait explorer la région. Surtout depuis que mon patron avait racheté le bâtiment jouxtant le café-salon-pâtisserie et l’avait rénové pour le transformer en petites chambres à louer.

Je cassai mes œufs un à un, lorgnant discrètement vers Juan. Il était en train de chantonner joyeusement, ses yeux noisette plissés en une expression de malice certaine. Une boucle noire lui tombait devant le nez. Son humeur et son teint bronzé lui donnaient des traits exotiques qui avaient charmé son compagnon avec qui il vivait depuis quatre mois à présent, depuis que j’avais quitté son logement pour m’installer en colocation avec Sara en fait. J’étais si contente pour Juan lorsqu’il avait rencontré Marco que je m’étais botté les fesses pour trouver quelque chose dans mes moyens et leur laisser tout l’espace nécessaire pour construire un véritable nid d’amour. Ma colocation n’était qu’un arrangement et n’avait rien d’officiel, mais ça convenait bien pour le moment. Autant savoir si on s’entendait bien Sara et moi avant de signer un contrat en bonne et due forme, n’est-ce pas ?

— Comment va Marco ? demandai-je.

— Très bien, très bien, il finalise les papiers pour ouvrir sa propre agence.

Je souris timidement. Les voir tous les deux s’épanouir en couple après des années dures et remplies d’intolérance me ravissait le cœur. Juan reprit son petit air tout en mettant sa pâte dans le moule adéquat. À mon tour, je blanchis mes œufs dans le sucre. Juan me laissait faire mes muffins autant que je le voulais. Ma recette était une des rares choses que j’avais emportées avec moi depuis que j’avais fui mes îles natales. La faire permettait de canaliser la bête en moi et l’apaiser, lui accordant de se repaître des souvenirs qui y étaient associés. Sinon, il ne me restait plus qu’à courir sous ma forme humaine. Je ne me transformais plus. Je ne voulais plus, plus depuis neuf ans. Malgré tout, j’avais des besoins et j’essayais de trouver des combines pour les combler. Ces petits gâteaux en faisaient partie.

Tout en mélangeant ma préparation, je m’oubliai. C’était ce que j’aimais dans le travail. On pouvait complètement déconnecter de ses émotions, et pendant quelques instants, la douleur n’était plus. D’habitude, les Ebeds supportaient très mal de vivre dans un endroit aussi densément peuplé sans pouvoir se défouler. Notre espèce avait besoin de grands espaces pour courir, s’ébattre, retourner à l’état sauvage. Il y était également plus facile de préserver le secret de notre existence aux yeux humains quand ils n’étaient pas là, et un environnement moins bruyant était salutaire au niveau des sens. Il n’y avait donc pas de meilleur endroit où se cacher des miens même si le prix à payer était fort rude.

Un bruit strident retentit brusquement, provenant du Comptoir. Assez puissant pour que Juan lève la tête et y jette un coup d’œil nerveux.

— Tu peux aller voir si Gypsie s’en sort bien, Michokoh. Elle se fait vite submerger encore.

— Pas de problème, fis-je en commençant à ranger mes ustensiles.

— Laisse ça, ma belle. Je veille à ce que tes muffins t’attendent. Merci à toi.

— C’est normal.

Je lui souris tout en nettoyant mes mains sous l’eau, les séchai et rajustai mon tablier avant de quitter la cuisine.

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