Je me tournai pour attraper l’emballage en question, quand la conversation de mes clients atterrit dans mes oreilles. Généralement, je tentais de verrouiller cette partie-là de mon audition afin de ne pas être indiscrète, mais certains mots ne purent que m’alerter. De toute façon, vu que même Ruben s’était retourné vers eux, ils devaient parler assez fort pour que tout le café les entende. Quand Monsieur Bill vociférait, pas moyen de faire abstraction dans tous les cas. Sa voix cassée et rocailleuse (avait-il trop fumé aussi dans sa vie ?) envahissait l’espace dans lequel il se trouvait.
— Je vous assure ! C’était le plus gros loup que j’ai jamais vu, si étrange ! Dans le Parc ! J’en ai vu des loups pourtant, et plus qu’à mon tour. Je sais de quoi je parle ! M’est avis qu’ils vont devoir engager des chasseurs pour traquer cette bête-là. Vu sa taille… Elle doit être dangereuse, que ce soit pour les visiteurs ou les autres animaux !
— Et de quel côté vous l’avez vue dites-vous ?
Nicholas, son interlocuteur, était beaucoup plus posé. Ses yeux brillaient. De ce que j’en savais, c’était un chasseur d’une autre espèce : un chasseur d’images. Pour lui, c’était une aubaine : celle de décrocher le cliché de l’année, d’atteindre la gloire et la consécration de ses paires. Quel danger pouvait bien représenter un animal devant tout ce butin ?
— Pas très loin de l’ancienne mine, je crois. Je me baladais sur la partie encore praticable vous savez, celle qui est restée ouverte, fit mon client en caressant son double menton mal rasé. Quelle bête impressionnante. Enfin, notez, pas dans la couleur de son poil, mais dans sa stature. Elle était vraiment grande, mais incroyablement fine. Ça doit être un jeune spécimen qui ne s’est pas tout à fait étoffé. Adulte, il pourrait être confondu avec un ours sans peine !
Puis, comme se rappelant un détail, Monsieur Bill tourna la tête vers Ruben, habillé de son uniforme.
— Hey, monsieur le Ranger, dites-moi, ça vous parle un loup pareil ?
Le visage de Ruben se ferma, perdant son air de dragueur à la manque alors que je vis ses muscles se tendre à travers son pull.
— Non, pas le moins du monde.
Il mit ses mains dans ses poches, étirant des lèvres paisibles et détendues sur sa face. Pourtant, j’avais l’impression qu’il était sur ses gardes, prêt à bondir.
— Les loups aiment se confondre avec leur environnement. Vous avez peut-être mal vu. Ça pouvait être un jeune ours sorti de son hivernation, nous ne sommes pas si loin que ça des beaux jours. À quel moment de la journée était-ce ? Ils sortent souvent au crépuscule.
Monsieur Bill grommela quelque chose que je ne compris pas, ses mots trop mâchés pour être audibles par qui que ce soit. Mais de ce que je connaissais du personnage, il n’aimait pas qu’on remette son avis en question. Pour peu, cela pourrait donner des étincelles. À moi d’être vigilante pour qu’une bagarre n’éclate pas au Ruby’s Trail.
— Je suis sûr de ce que j’ai vu. Quelle bestiole étrange.
— Peut-être est-ce les prémices d’une nouvelle évolution du loup ? hypothétisa Nicholas (lui aussi n’appréciait pas la tension dans l’air). Vous savez, la Nature aime bien changer, alors ce ne serait pas si étonnant.
Je ne pus m’empêcher de ressentir un frisson parcourir ma colonne vertébrale. Et s’il s’agissait d’un Ebed qui a été surpris en pleine chasse ? Un jeune, comme le pensait Monsieur Bill, pourrait ne pas envisager toutes les précautions nécessaires pour ne pas être vu, et se montrer imprudent par pur goût du risque. Devais-je prévenir Ishmail de vérifier ses ouailles ? Je secouai la tête, tentant de me convaincre de m’occuper de mes affaires, enfin tant que la conversation ne dégénérait pas, me concentrant sur le placement de mes muffins.
— Vous savez, je suis sûr que ça intéresserait les gens d’essayer de prendre une photo de votre loup ! poursuivit Nicholas, dont l’ambition n’était jamais bien loin, peu enclin à laisser passer un tel défi. Et l'on pourrait ainsi définir de quoi il s’agirait ! Il était de quelle couleur ?
— Tant que ces gens n’oublient pas de payer l’entrée du Parc et les règles de sécurité relatives aux animaux sauvages, tous les visiteurs sont la bienvenue, finit Ruben, d’un ton enjoué pour détendre tout le monde.
À présent, son visage n’était que jovialité et il termina sa tirade en saluant les clients de son chapeau, retrouvant l’attitude de la plupart des Rangers : bienveillants et positifs. J'achevai d’emballer les muffins et lui tendis les boîtes.
— Voilà pour toi, Ruben. Merci de ton achat.
— Merci à toi, Micaiah, ce fut un plaisir. À bientôt !
Il me fit un clin d’œil en prenant ses commandes et partit rejoindre la voiture avec un dernier signe de la main. Pour ma part, je me pressai de servir Monsieur Bill, essayant de mettre de côté l’angoisse qui me tordait le ventre.
— Voilà pour vous, Monsieur Bill ! déclarai-je de mon plus beau sourire en déposant son café et les mignardises qui l’accompagnaient. Alors, comme ça, vous êtes déjà allés faire votre tour au Parc du Wuruhi ? J’espère que vous avez apprécié.
C’était peut-être pour ça qu’il semblait tellement fatigué. À son âge, on ne devait pas aussi bien récupérer qu’au mien.
— Oui, le Parc est toujours très beau, même si tous les chemins ne sont pas ouverts, me répondit-il en se rencognant dans son fauteuil. J’y retournerai très prochainement, je pense. Mais dis-moi, ton Ranger-là ? Il est nouveau par ici ?
— Qui ça ? Ruben ? demandai-je en haussant les sourcils. Pas que je sache, c’est un collègue de ma colocataire. Il vient prendre les pâtisseries à sa place, pour continuer le rituel au boulot.
— Et il vient seulement maintenant ?
— À priori, il a eu un coup de cœur pour les muffins à la myrtille, alors il va les chercher directement à la source. Je haussai les épaules, ne comprenant pas où Monsieur Bill voulait en venir. Ce sera tout, Monsieur Bill ?
— Oui, va donc t’occuper de ce que tu as à faire, je ne te dérange plus.
Il accompagna sa réponse d’un geste de la main pour faire de l’air et se remit à siroter son café, me congédiant par la même occasion, tandis que mon autre habitué était un tantinet plus excité sur son téléphone. En louchant par-dessus son épaule, je remarquai qu’il était en train de créer un groupe sur un réseau social sur ce fameux loup, invitant ses contacts à participer à une chasse d’un genre inédit. Les gens avaient toujours besoin de nouveautés et de stimulation…
Je me repris. Ça n’était pas mes oignons si un Ebed avait été aperçu… Je n’avais plus rien à voir avec ce genre de problèmes. Secoue-toi Micaiah, ou tu vas encore trouver des ennuis… Mais quand même. Un Ebed, qui se serait fait surprendre en plein jour comme ça ?
Je fronçai les sourcils. Monsieur Bill n’avait pas dit quand est-ce qu'il avait découvert le loup ni sa couleur d’ailleurs. Il avait gardé ce détail pour lui.
Je me dépêchai de retourner à mon travail avant que mon cerveau n’aille chercher plus avant les incohérences des récits de tout le monde. Je n’étais qu’une vendeuse. Laissons les Rangers faire leur job et laissons les animaux sauvages dans leur forêt où ils se trouvaient très bien être. J’avais d’autres chats à fouetter, comme retrouver Sara avant tout. Moi qui avais rêvé d’un peu de distraction, me voici à revenir au plus inquiétant.