Je n’avais pas arrêté depuis ce matin. Peu importait l’heure, les habitués ne cessaient de défiler, à rythme régulier. Pas que ce soit non plus une longue file d’attente, mais beaucoup aimait se faire plaisir le vendredi, et ici était le parfait endroit pour se récompenser d’une dure semaine de travail à tarif raisonnable. Je jetai un œil sur Gypsie qui était venue m’aider sur les coups de treize heures. Elle avait bien récupéré de la veille et elle chantonnait gaiement en nettoyant les tables, ses cheveux noirs coiffés en pointe formant une couronne sur la tête.
Le café avait commencé tout doucement à se vider et le brouhaha se calmait à mesure que les clients partaient. Il y avait une quiétude certaine en cette fin de journée qui m’apaisait l'âme. La lumière dorée déclinait lentement et cela me rappelait le début de certaines escapades au beau milieu de la forêt, avec les mélèzes qui brillaient au soleil couchant. Mon cœur se pinça et je décidai alors de concentrer toute mon attention sur le verre que je frottais. Ne pas réfléchir. Ne pas se souvenir. Il valait mieux ne penser à rien que de se sentir morte à l’intérieur.
Tandis que je priais pour que quelque chose vienne m’occuper – sinon j'avais l'intuition que j’allais disparaître en cuisine pour faire des gâteaux que personne ne mangerait à cette heure-ci – la clochette de la porte d’entrée se mit à tinter. J’en poussai un soupir de soulagement. Un homme d’une cinquantaine d’années s'avança, tenant sa valise à roulettes d’une main, le téléphone de l’autre. Je l’entendis vociférer au combiné avant même que la fragrance de son shampoing ne me parvint au nez. C’était un de ces parfums entièrement chimiques qui n’avaient aucun équivalent naturel et qui masquaient tout le reste.
— Je vous paie, Madame, pour me procurer ce service, et j’aimerais en tant que client être satisfait.
Bon, d’accord. « Vociférer » n’était sûrement pas le meilleur terme vu l’aplomb qu’il mettait dans son intonation. Il exigeait. Monsieur Bill était quelqu’un qui avait l’habitude d’obtenir ce qu’il voulait. Le volume de son téléphone était réglé au maximum et malgré moi, j’entendis la voix grésillante d’une femme de l’autre côté.
— Oui, je comprends, Monsieur, mais votre venue n’était pas prévue et les plannings….
— Vous voulez mon argent, oui ou non ?
— Vous savez bien que oui. Je… je m’arrangerai pour que vous ayez accès dès ce soir. Vous ne serez pas déçu, il y a quelques chemins fermés qui devraient vous convenir parfaitement, bredouilla la voix féminine.
Elle avait quelques pointes dans les aigus rendus encore plus désagréables par le chuintement du réseau. J’en eus même un frisson qui me remontait le long de la nuque et fis un effort pour ne pas faire la grimace, attendant que Monsieur Bill, qui s’était arrêté peu après la porte d’entrée, termine son coup de fil, patiemment.
— Merci, Madame, vous ne m’avez jamais désappointé jusque-là, je compte sur vous pour que cela continue ainsi. À ce soir.
Il raccrocha et s’avança vers mon petit Comptoir. Monsieur Bill, ou devrais-je dire Monsieur Drunweihzegelsmann (je n’osais le dire à l’oral de peur de bégayer sur la prononciation), était un homme dans la cinquantaine, aux cheveux grisonnants, ce qui avait tendance à faire ressortir le rouge de ses joues, obtenu probablement par quelques excès d’alcool. Sa bonhommie apparente le rendait sympathique, même s’il ne fallait pas se fier à l’eau qui dort. Il avait l’aplomb de ceux qui se savaient en haut de la chaîne alimentaire, comme en témoignait ce coup de fil. À côté de ça, c’était un client respectueux du personnel et qui ne faisait jamais de faux pas. La balance était équilibrée, cela m’allait. Il pouvait probablement se révéler être un connard dans beaucoup de sphères comme celle de son travail, mais pas ici sous notre toit.
— Des problèmes, Monsieur Bill ? lui demandai-je poliment avec un sourire chaleureux lorsqu’il se posta devant moi.
— Ah, ne t’en fais pas pour ça, mon petit, répondit-il en agitant l’air de sa main. C’est réglé. Tu sais ce que c’est, parfois, il faut mettre un peu la pression pour avoir le service auquel on a vraiment droit et ne pas se faire avoir.
— J’espère que le Ruby’s Trail ne vous décevra pas sur ce point en tout cas, plaisantai-je tout en notant son heure d’arrivée – 19H45 si j’en croyais la pendule – à côté de son nom dans le registre.
— Jamais mon petit, on se sent bien ici et je t’en remercie.
— Merci à vous, Monsieur Bill.
Je lui fis une humble révérence avant de me tourner pour chercher sa clé de chambre et lui donner.
— Votre logis habituel est prêt. Est-ce que vous voulez déposer vos affaires tout de suite ou manger un peu avant ? Nous avons à présent des petits sandwiches, parfaits pour les arrivées tardives.
— Je crois que je vais d’abord me rafraîchir et m’installer. Je prendrai une collation un peu plus tard si ça ne te dérange pas. La route a été longue.
— Comme vous le souhaitez, Monsieur Bill. Nous sommes toujours là.
Il me salua d’un signe de tête amical, reprenant sa valise qui émit un infime couinement horripilant en se remettant à rouler. Heureusement, dès qu’il passa la porte, cela cessa. Gypsie ne tarda pas à revenir vers moi pour faire sa curieuse.
— Alors, c’est lui Monsieur Bill ?
— Oui, acquiesçai-je. Il est très sympathique, et tant que tu fais bien ton job, il ne viendra pas t’embêter. Il sera même de ton côté face à des clients grossiers.
— C’est donc un habitué ? Je ne l’avais jamais vu ici auparavant.
— Il habite bien plus loin et il vient dans le coin pour randonner quelques jours par mois. Après, ce qu’il fait pendant sur son temps libre, c’est son problème, pas le nôtre. Nous, tout ce qu’on a à faire, c’est qu’il se sente suffisamment bien pour revenir et ne pas chercher d’autres logements ailleurs, d’accord ?
La protégée de Juan me fit une grimace, sachant très bien qu’elle commençait à essayer de grappiller des potins possibles. Cette manie avait eu tendance à lui attirer des ennuis, il valait donc mieux l’arrêter avant qu’elle ne retombe dans ses vieilles habitudes.
— J’ai compris, pas de questions indiscrètes, mais quand même ! Tu as vu la montre à son poignet ? Il doit bien vivre sa vie !
— Ce ne sont pas nos affaires, Gypsie, la réprimandai-je gentiment. Il peut bien faire ce qu’il veut de son argent qu’il a ou qu’il n’a pas. Toi, tu lui sers son petit déjeuner et tu changes ses serviettes de bain quand il le demande et sans poser de questions, d’accord ?
— D’accord, d’accord, je n’insiste pas.
Elle fit une petite moue contrariée, qui redonnait à son visage des allures juvéniles, balayant la terreur, souvenir de son passé, qui l’avait empreinte la veille. Je ne pus réprimer un sourire tendre, même si tout au creux de moi, je sentais mon cœur se serrer, mélancolique. Une jeune fille devait vivre sa vie pleinement, sans avoir à se soucier de la peur, de la tristesse et de la douleur. Je tapotai sa main.
— Très bien, Gypsie, maintenant, va nettoyer la machine à café avant de la remettre en route.
Elle partit avec entrain vers sa mission, tandis que la clochette de l’entrée tinta de nouveau. Je ne pus que hausser les sourcils de surprise en voyant le nouvel arrivant. Il portait l’uniforme du parc. Il s’agissait donc d’un des collègues de Sara. Son eau de Cologne traversa mes narines à la vitesse de l’éclair, poussant mon cerveau à éteindre de suite mon nez avant d’attraper une migraine carabinée. Je ne savais pas qu’il était possible d’appuyer sur le bouton « off » de nos sens ! Il n’était jamais venu ici. Je me serai souvenue d’avoir grillé ainsi mon odorat. Espérons que cela n’arrive pas trop souvent. Je n’aimais pas à avoir me battre contre mes sens chaque matin, mais m'en voir privée de manière aussi abrupte était contre nature, j’étais comme euthanasiée. Je pouvais dire désormais que je détestais ça ! Mon cœur se mit à tambouriner frénétiquement, en proie à la panique, me retrouvant sans mes repères et sans défense. J’essayai de me contrôler tout en le regardant approcher, arrangeant une des roses du Comptoir pour m’aider à me calmer.
Il avait de jolis yeux caramel derrière ses lunettes à monture écailles. Il n’était pas trop grand, quasiment de ma taille, bien proportionné avec une silhouette d’athlète, fin et les muscles allongés. Ses cheveux châtains étaient en bataille et l’uniforme lui allait bien.
Il se posta devant mon Comptoir, avenant, le sourire aux lèvres.
— Bonsoir, Micaiah.
Je restai coite quelques secondes avant de réagir.
— Euh, bonsoir.
J’étais complètement déconnectée, voguant entre la terreur et la stupeur. Il mit les mains dans ses poches, détendu.
— J’ai gagné le muffin aux myrtilles aujourd’hui.