Nous roulions depuis plus d’une demi-heure déjà. Je voyais peu à peu les immenses montagnes enneigées se rapprocher, offrant un panorama spectaculaire. Accoudée contre la porte du pick-up, je contemplai cet appel de la Nature avec envie. Nous suivions la route vers le Parc du Wuruhi et nous avions déserté toute présence humaine. Forcément, étant Ebed, Ishmail s’était choisi un endroit assez isolé, où il pouvait bouger à l’envi, s’extirper de son apparence solaire pour mieux embrasser son côté sauvage.
Après une quarantaine de kilomètres, le véhicule ralentit et Ishmail prit une piste dont l’entrée touffue passait presque inaperçue pour qui n’était pas au courant de son existence. Nous roulâmes en frôlant les buissons avant de déboucher sur une bâtisse en bois à l’allure plutôt mignonne. Faite de rondins et de pierres, elle ne dénotait pas dans cet endroit, se confondant presque avec l’orée naissante de la forêt alpine. Le 4x4 crissa et s’arrêta pour de bon. Je pus sortir, attrapant mon baluchon, posant mes pieds dans la neige tassée tandis que mon compatriote alla ouvrir son garage pour ranger la voiture, bien à l’abri.
Pour ma part, je scrutai le porche coquet. Deux chaises Adirondack y trônaient, bravant l’hiver et narguant les stalactites vacillantes qui allaient bientôt fondre définitivement. Au premier abord, tout était charmant.
— Je n’aurai jamais pensé qu’un ours mal léché puisse vivre dans une si jolie caverne, le taquinai-je.
Il tapa ses pieds contre les premières marches menant à la porte d’entrée.
— Incroyable, n’est-ce pas ? Mais c’était pour mieux la préparer à abriter un second grizzli ronchon, répliqua-t-il en levant les yeux au ciel.
Il déverrouilla la porte et je lui emboîtai le pas pour partir découvrir le lieu qui allait m'accueillir pour ces prochains temps.
L’entrée débouchait d’un côté sur la cuisine et de l’autre sur un salon dont les murs s’habillaient de bibliothèques. Partout, une discrète touche mentholée flottait dans les airs, m’annonçant que nous étions bien chez Ishmail. Enlevant prestement mes chaussures – même moi je pouvais avoir du respect pour un endroit aussi doux – je me ruai vers les livres qui s’amoncelaient, regardant les titres qui s’alignaient par pure curiosité, mon sac tombant mollement près de mes bottes, abandonné. Je ronronnai presque de plaisir en sentant le tapis moelleux sous ma voûte plantaire et je pris un bouquin pour le feuilleter, l’ouvrant sur la page de garde. Il y avait une inscription dessus, une dédicace. « Pour ne jamais m’oublier. Ta Chani ». Hey bien. C’était un vrai nom ou juste un surnom en rapport avec le livre ?
— Je ne savais pas non plus que tu étais un grand lecteur, fis-je, sans gêne, reposant l'ouvrage à sa place.
J’allais vivre avec lui pendant un certain temps, et je n’avais même pas besoin de cacher ma nature profonde. Quelque chose s’était tout de suite détendu en moi, alors que mon regard se portait vers la baie vitrée, non loin de la cheminée, et qui donnait sur la forêt. J’allais et je venais, découvrant une merveille après l’autre, m’imaginant pouvoir rajouter un bouquet de roses ici et là, puis je m’immobilisai, interdite. Réalisant.
J’allais Vraiment pouvoir être moi-même. Je n’aurai plus à être sur le qui-vive de peur de lâcher une malheureuse vibration animale, je n’aurai plus à taire mes sens. Ma main se porta à ma gorge serrée. J’allais… pouvoir… être… moi. L’émotion était puissante, me submergeant, faisant picoter mes yeux.
Une poigne abrupte se posa sur mon épaule, me rappelant à la réalité avec un grondement rassurant.
— Allez, viens, je vais te montrer ton nouvel antre.
Acquiesçant, je le suivis jusqu’à l’étage par un escalier se trouvant en retrait par rapport à la pièce de vie. Les marches grinçaient affreusement, nous faisant grimacer. Eh bien, quel système de sécurité si l’envie me prenait de fuir en pleine nuit !
Cette partie de la maison était deux fois moins grande que le rez-de-chaussée et mon hôte ouvrit une porte non loin du palier. Je découvris une chambre plutôt spacieuse, avec un lit double, des placards et même une salle d’eau personnelle. Je clignai des yeux, surprise, devant tout ce luxe. Je me retournai vers Ishmail, complètement prise au dépourvu.
— Tu es sûr que je peux me permettre un tel loyer ? demandai-je, incertaine.
Il pencha la tête de côté, croisant les bras.
— Pas de loyer, Lockwood, tu es une invitée.
— Mais….
— Si tu tiens tant que ça à me donner quelque chose en échange, me coupa-t-il, tu n’auras qu’à me faire des muffins à la myrtille.
Mes yeux prirent l’apparence de deux soucoupes, aussi ronds que possible, alors qu’une réalisation me venait.
— C’était toi le collègue de Sara qui tombait invariablement sur mes muffins, soufflai-je, estomaquée.
Tout devenait clair. Ce n’était pas un hasard, il se servait de son odorat pour le choisir.
— Bien vu. D’ailleurs, si ma mère ne m’avait pas persuadé que tu étais en train de faire ton doctorat quelque part à l’autre bout du monde, je n’aurais pas mis longtemps à trouver que tu traînais dans le coin, renifla-t-il, dédaigneux.
— Pourquoi ça ? fis-je en haussant les épaules. Tu n’as jamais mangé que les muffins que Noah te donnait.
Il soupira lourdement en posant mon sac qu’il avait récupéré juste avant de grimper ici sur mon lit.
— Comme si Noah avait été capable d’aller jusqu’au bout d’une recette sans que quelque chose ne vire à la catastrophe.
J’étouffai à grand-peine un hoquet de surprise à cette révélation. Après un instant, il tourna la tête par-dessus son épaule, me jetant un regard de fauve et ajouta :
— Il y a toujours une saveur d’aubépine qui parfume les myrtilles de tes muffins.
Puis il enchaîna :
— Je te laisse t’installer et explorer à ta guise.
Il me tapota l’omoplate, et nous abandonna, mon sac et moi dans cet espace qui allait devenir mien. J’en restai encore les bras ballants, trop abasourdie par ces révélations. Elles pouvaient paraître absurdes pour certains, mais elles voulaient dire beaucoup pour moi. J’attendis que le couinement des marches cesse avant de commencer à m’activer, regardant tout autour de moi. La chambre était simple, mais cosy. Je m’y sentis assez vite à l’aise entre le lit confortable, la cheminée, le dressing et la salle d’eau. Cette dernière me chantait une ode à rester des heures dedans : le sol était fait de pierres pavées et les grandes plantes vertes donnaient une ambiance tropicale, comme si un autre monde se découvrait devant moi, à la parfaite frontière entre le sauvage et le civilisé.
Je laissai la chambre derrière moi, afin de poursuivre ma reconnaissance des lieux. Sur ma gauche, une deuxième porte qui une fois ouverte, menait à un bureau, qui faisait face au paysage montagneux aux forêts enneigées. Un immense plan de travail était accolé sous cette fenêtre avec l’ordinateur, le clavier et la lampe nécessaire, ainsi que pas mal de rangements pour la paperasse. Plus surprenant, il y avait également un tableau de liège où étaient épinglées de nombreuses photos. Curieuse, je m’approchai pour les scruter.