Quelle galère !
Je me tapai la tête contre mon volant, incertaine de la suite à donner. J’étais là, devant le Centre des visiteurs du Parc Wuruhi, comme tétanisée. Quelle imbécile d’être venue ici ! Le bâtiment allait à tous les coups pulluler d’Ebeds en tout genre, et j’allais me faire encore plus griller que je ne l’étais déjà, mais en même temps, je ne savais plus quoi faire pour Sara.
Ishmail m’avait ramenée hier soir dans un silence pesant. La présence de ma sœur s’était peu à peu dissipée et le Grand Méchant Loup m’avait laissée sortir de son pick-up en haussant juste un sourcil, le fameux, me scrutant comme si je cachais quelque chose. Je m’étais mordillé les lèvres tout en soutenant son regard, comme pour gagner à ce petit jeu. Il avait lâché son commentaire d’un ton calme avant de redémarrer, sans attendre ma potentielle contre-attaque.
- Pas de bêtise, Lockwood.
Pff, je m’étais très bien débrouillée jusque-là sans en faire. J’avais pris ma mine la plus ronchonne en serrant mes poings dans mes poches. Hors de question que je prête attention à ce qu’il dise. Cela reviendrait à penser qu’il ait gagné.
À la place, j’avais dédié toute mon énergie à chercher le moindre indice possible pour trouver une piste quelconque pour Sara, n’ignorant pas que j’allais bientôt être sur la sellette côté Ebed, et je n’avais cessé d’essayer de joindre le portable de ma colocataire — évidemment, la machine infernale ne s’était pas rallumée depuis. Ensuite, j’avais tâché de retourner toute sa chambre en quête des brochures ou d'une miette intéressante, reniflant le plus petit des recoins.
Au petit matin, j’avais donc décidé de me rendre au Ruby’s Trail avant de perdre la tête dans cet appartement ne me rappelant que trop la disparition de mon amie. Il fallait que je fasse quelque chose de moi-même. Juan m’avait accueillie et m’avait gentiment remémoré qu’il ne pouvait pas me faire travailler aujourd’hui, car il était dans l’obligation de me donner des jours de repos. J’avais râlé, maugréé et ronchonné, mais il n’avait rien voulu entendre. On aura tout vu ! Un patron qui rechignait à avoir de la main d’œuvre gratuite ! À la place, il m’avait tendu les clés de la camionnette qui servait aux livraisons et une boîte entière de pâtisseries.
- Va au boulot de Sara, et vois ce que tu peux trouver. Peut-être que quelqu’un saura-t-il quelque chose ou aura une idée. Ça va aller Michokoh. Si tu y mets toute ton énergie, rien ne pourra te résister !
Il m’avait tapoté l’épaule d’un geste paternel et était retourné à ses fourneaux, m’interdisant l’accès au Comptoir. En même temps, il avait raison. Je n’avais pas fouillé partout. Sara passait énormément de temps au travail et je n’avais pas mis mon nez dedans. Cependant, m’y plonger m’effrayait, redoutant ce que je pouvais potentiellement trouver. Comme si j’allais ouvrir une Boîte de Pandore. Et Juan n’était pas au courant que je devais me cacher de certaines personnes.
C’était donc pour ça que depuis un quart d’heure, j’essayais de me convaincre de faire un pas là-bas, pour le bien de Sara. Et puis, avec un peu de chance, peut-être qu’il n’y aurait pas d’Ebed. Et c’était peut-être le jour de congé d’Ishmail aussi tant qu’à faire. Et il y aurait tout ce qu’il fallait sur le bureau de Sara pour savoir où elle se trouvait dès à présent. Et elle serait en un seul morceau et en bonne santé. Et on finirait par rire de cette mésaventure ensemble autour d’un chocolat chaud gourmand.
Je poussai un soupir provenant du tréfonds de mon âme, regardant la boîte rose et blanc au nom du Ruby’s Trail à côté de moi. Juan avait insisté en disant qu’ils étaient de bons clients et que ça ferait un peu de publicité à la boutique pour les derniers qui ne la connaissaient pas encore. Inspirant encore une fois, je me mordis l’intérieur de la joue, pris la boîte et me dirigeai d’un pas ferme vers le Centre.
L’aspect extérieur était tout de bois, donnant l’impression d’un immense chalet alliant rusticité et modernité posé au milieu de la forêt et du lac. La vision était charmante, bien loin de celle de l’enfer dans lequel je m’engouffrais. Les portes automatiques s’ouvrirent devant moi, comme pour me souhaiter la bienvenue, et je fis mes premiers pas dans le magnifique Hall d’Exposition. Ici, des animaux empaillés, spécimens de la faune que l’on pouvait trouver dans le parc, notamment un grizzli et un énorme élan sous un semblant d’arbre dont les branches étaient un peu tordues. Là, des panneaux explicatifs sur les conditions environnementales ayant permis de sculpter la Nature en une beauté inimaginable. Et encore là-bas, des informations interactives, entre autres les cris des différents oiseaux. Mes pas étaient étouffés par la moquette qui recouvrait le sol tandis que mes yeux se portaient sur la voûte du chalet, éclairant toute la salle et rendant l’atmosphère sereine et presque naturelle. Ma part Ebède entrait en harmonie, ravie de cette sortie. Elle respirait de nouveau. Un immense comptoir d’accueil trônait au centre, avec deux ou trois Rangers derrière, expliquant aux quelques visiteurs les différentes activités que l’on pouvait faire dans le parc, comme la randonnée ou même du kayak sur la rivière.
J’avançai résolument, tenant ma boîte des deux mains, un peu comme une offrande de paix, avant de me diriger vers un jeune Ranger aux boucles blondes légèrement folles et à l’odeur humaine. Avec courage, je lui adressai la parole.
- Bonjour, je cherche Ishmail Nasrim. Est-il là ?
Mon locuteur cligna lentement des yeux de surprise puis fit un sourire que je connaissais bien : celui qu’on affichait au client, automatique et en toute circonstance.
- Je vais voir ce que je peux faire. Qui le demande ?
- Dites-lui que Lockwood est ici, ça devrait suffire.
Il acquiesça avant de disparaître par une porte à l’arrière. Première étape franchie. Je ne savais pas trop ce que j’espérais. Qu’il ne soit pas là serait un soulagement, en même temps, comment accéder au bureau de Sara sans son aide ?
Je n’eus pas à attendre très longtemps quand l’odeur de menthe sauvage vint chatouiller mes narines et un frisson parcourut ma nuque que je tâchai d’ignorer. Mes yeux se dirigèrent automatiquement sur sa silhouette au milieu de tous ces quidams et le vis venir vers moi dans son uniforme du parc, bien propre sur lui, tandis que le jeune Ranger reprit son poste. L’Ebed se posta devant moi, la main sur la hanche, sa cicatrice jurant avec son apparence.
- Lockwood. Que puis-je pour toi ?
Je pinçai les lèvres et je lui mis de force la boîte de muffins dans les pattes tout en débitant à toute vitesse ma diatribe.
- Juan a insisté pour l’offrir aux employés du Parc. Moi, je veux accéder au bureau de Sara. J’ai tout fouillé chez nous sans succès.
Ishmail examina quelques instants l'emballage au nom du Ruby’s Trail d’un air perplexe, puis leva ses yeux de cette teinte rouge foncé qui rendait son regard si particulier sur moi. Puis, il ébouriffa ses cheveux d'un geste, découvrant une partie de son immense balafre avec un soupir, comme s’il ne savait que faire de moi. C’était peut-être le cas.
- Bien, suis-moi, Lockwood.
Je ne me fis pas prier. Je lui emboîtai le pas, espérant passer inaperçue aux yeux des potentiels autres Ebeds. Nous dépassâmes une porte vers le fond du hall d’accueil avec marqué « employés uniquement » et je découvris la face cachée du Centre des Visiteurs du Parc.
C’était une grande salle avec plusieurs bureaux attenants, mais la partie centrale relevait d’un immense tableau où l’on pouvait noter les déplacements des Rangers dans les différentes zones. Qui était parti. Quand. Où. Et la date du retour prévue. Mes yeux se perdirent dans les petits détails des couleurs des marqueurs tandis que mon ouïe vrombissait des chuchotis des divers employés qu’on trouvait derrière les tables, œuvrant assidûment. Et comme il s’agissait souvent d’un travail d’équipe, ils parlaient entre eux. Ma main se porta instinctivement à mes oreilles, alors que nous continuâmes à marcher en traversant la pièce, jusqu’à la suivante. Ishmail me fit entrer, et je découvris une table avec plusieurs chaises, une machine à café, un canapé et même un poste de télévision. La salle de repos. Mon camarade d’autrefois ferma la porte derrière moi et le bruit cessa. Mon bras retomba près de mon corps. Il déposa la boîte sur le dessous de plat qui se trouvait au milieu avec une lenteur calculée puis se retourna vers moi.
— Est-ce que ça va mieux comme ça, Lockwood ?
— Pardon ?
Il mit sa paume près de son oreille. Oh. Le bruit. Je refermai la bouche comme un poisson.
— Ça n’était pas un problème, répondis-je en croisant les bras avec mauvaise foi.
— Si ça te fait plaisir de le croire, fit-il d’un ton sec.
Il secoua la tête et regarda de nouveau la boîte de muffins en fronçant des sourcils. Son odeur mentholée me parvint avec plus de force, alors que son musc s’était fait bien plus discret. Comme au bon vieux temps. Un temps où Noah arpentait mes jours et mes nuits. Je détournai les yeux. La vitre donnant sur l’extérieur n’avait pas un reflet suffisant pour qu’elle vienne me hanter. Au moins étais-je tranquille ici.
— Tu dis que tu n’as rien trouvé chez vous concernant Sara ? demanda Ishmail.