Je pris la petite assiette et me dirigeai vers Nicholas. Notre habitué était un trentenaire à la barbe de trois jours (je ne pouvais m’empêcher de me demander si cela picotait sous les doigts), aux cheveux châtains un chouïa trop longs dont les boucles insolentes retombaient dans le cou et une paire de lunettes vissée sur son nez, complétant son look bobo. Son accoutrement était aux couleurs locales, composé d’un jean et d’une chemise, ainsi que deux solides bottillons en cuir, parfaits pour isoler du froid et des mares d’eau glacée, contrairement aux miennes, bien trop vieilles.
— Et voici ! m’empressai-je de sourire en déposant l’assiette à côté du brownie.
— Merci, Micaiah, me répondit-il en levant les yeux de sa carte.
Curieuse comme je l’étais, j’essayai de loucher dessus. Ce n’était pas que le sujet m’intéressait, mais un petit peu quand même. Bien assez pour m’avoir donné des sueurs froides la veille.
— Vous avez trouvé votre loup hier ? ne pus-je m’empêcher de demander.
— Pas du tout, soupira-t-il. Et pourtant, nous étions une dizaine à écumer les environs, mais impossible de repérer la moindre trace. Certains de notre groupe y sont déjà retournés.
— Et pas toi ?
— Non. Il secoua la tête. Je préfère étudier les plans avant de m’embarquer encore sur un chemin fermé par inadvertance. Je ne tiens pas à prendre une amende, ajouta-t-il en riant.
— Lesquels sont fermés ? demandai-je en penchant la mienne sur le côté.
— Tu vois ceux-là ?
Il me montra du doigt des lignes de pointillés qui longeaient la vieille mine d’or. Pas très loin, il y avait une croix en aval, probablement l’endroit où le loup avait été aperçu.
— Toutes les randonnées menant à la mine sont fermées ?
— Oui, il y a eu un éboulement il y a quelques mois, et les Rangers ont pris la décision de fermer pour ne pas avoir d’accident.
— Tu sais, si le loup voulait la paix, il n’aurait qu’à aller là-bas justement, ris-je.
— Certains de notre groupe pensent comme toi, et je crois qu’ils n’ont pas de scrupule à risquer l’amende !
Je secouai la tête d’incompréhension. Certains avaient vraiment les poches trop remplies de ne pas quoi savoir faire de leur argent pour le mettre en jeu ainsi.
— S’ils ont trop d’argent, ils n’ont qu’à venir nous le donner. J’en ferai bon usage à leur place.
Nicholas rit à gorge déployée.
— Les passions ne sont pas toujours compréhensibles et certains sont prêts à en payer le prix. Et je pense que tu sous-estimes la récompense que pourrait rapporter cette photo ou cette découverte, continua-t-il avec un clin d’œil.
J’eus une moue dubitative. Combien rentreraient vraiment dans leurs frais ? Enfin, le risque devait être à peu près le même qu’en jouant au loto. J’imagine qu’ils voyaient moins de hasard dans cette traque. Et en définitive, cela expliquait l'augmentation des réservations du Ruby’s Trail si tous prenaient comme point de chute Reefton et nous n’allions pas nous en plaindre.
— N’avez-vous pas peur que d’autres curieux ou chasseurs ne s’ajoutent à votre groupe ?
Nicholas haussa les épaules puis croisa les mains pour y poser son menton, tout en étudiant sa carte.
— C’est le risque. Mais de faire connaître une nouvelle espèce pourrait également amener à la protéger de potentiels braconniers. C’est à double tranchant.
Je restai sceptique alors que la clochette d’entrée me libéra de répondre. Je vis Marco et Ruben rentrer, l’un après l’autre, dans le cocon chaleureux de la boutique. Marco, l’amoureux de Juan, s’essuya diligemment les pieds, tout en ouvrant son pardessus et dénouant l’écharpe anthracite qu’il portait autour du cou. Il était toujours élégamment vêtu et ressortait du lot ici, avec tous les pseudos-cowboys qui étaient légion dans notre petite ville. Il venait d’une grande métropole et n’avait pas abandonné l’idée d’un look apprêté. En tout cas, cela avait attiré l’œil de Juan, tout comme maintenant, puisqu’il délaissait le Comptoir. Quant à Ruben, son parfum épouvantable me grilla les sinus avant même que je ne puisse éternuer de l’odeur irritante.
— Je te laisse à ton petit déjeuner, Nicholas, à plus tard.
Je pris la place de Juan, ne voulant pas faire attendre plus que cela Ruben qui ne portait pas encore son uniforme du parc, repiquant une rose ou deux du bouquet au passage.
— Salut Ruben ! saluai-je avec entrain. Tu n’es pas au boulot aujourd’hui ?
Il secoua la tête.
— Non, j’ai ma matinée ! On est encore en basse saison, c’est bien calme.
— Malgré les petits nouveaux ?
— Ouais, même malgré eux ! s’amusa-t-il. C’est plutôt rafraîchissant de les voir s’agiter dans tous les sens si tu veux mon avis, ajouta-t-il en s’accoudant près de la caisse enregistreuse, ses dents très blanches découvertes par sa bonne humeur.
— Il y a des grands amateurs, c’est ça ? demandai-je, curieuse, enlevant un vieux pétale sur une rose opalescente qui gâchait sa couleur éclatante.
— Ouais, hier, le nombre de chevilles foulées s’est multiplié de manière exponentielle, ricana-t-il. On dirait que tu aimes les roses, remarqua-t-il en remettant en place avec délicatesse la fleur immaculée au milieu de ses consœurs.
Les pauvres, j’espère que tous n’étaient pas tombés sur un Ranger qui s’amusait de leurs malheurs. J’imaginai que c’était sa façon de compenser pour le surplus de boulot. Enfin, il était temps de revenir à nos moutons et au plus important.
— Elles me rappellent quelqu’un, éludai-je. Qu’est-ce que je te sers aujourd’hui ?
Il se redressa à nouveau, tout sourire, et parcourut des yeux la vitrine, quand mon téléphone portable, bien installé au creux de ma poche, se mit à sonner, me faisant sursauter. Il ne sonnait jamais. À moins que… ça ne soit Sara ?
— Tu peux m’excuser une minute pendant que tu fais ton choix ?
— Pas de problème, vas-y !
Il accompagna sa réponse d’un petit geste de la main, tandis que ses prunelles gourmandes naviguaient d’une pâtisserie à l’autre. Je sortis mon appareil et ne put réprimer ma déception. « Grand Méchant Loup » s’affichait à l’écran. Ce n’était pas Sara. Mais je pris quand même la communication.
— Oui ?
— Lockwood.
Un mauvais frisson parcourut ma colonne vertébrale, alors qu’un long silence s’installait. Son ton était sinistre. Plus que d’habitude. La pique ne venait pas. Mon cœur se mit à battre furieusement, paniqué.