La voiture d’Ishmail se trouvait être son premier tacot, un vieux pick-up Toyota qu’il avait lui-même rafistolé quand il avait eu son permis. Je ne pus qu’être surprise que ce machin usé roule toujours, mais l’odeur qui s’en dégageait me faisait l’effet du velouté d’un chocolat chaud. Réconfortant. J’eus une pensée pour le vieux sticker « Sauvons les baleines » défraîchi qui était encore collé sur le tableau de bord et la miniature de bois censée représenter un loup, aux coups de couteau trop grossiers et maladroits pour être considérée comme du bon travail, qui pendouillait gaillardement au rétroviseur. La matière vernie avait bien tenu contre toute attente, et je ne vis aucune fente pour l’enlaidir davantage. De voir qu’il les avait gardés l’un et l’autre me rendait toute chose. D’étranges émotions que je croyais disparues remontaient en moi, comme d’autant de petites bulles qui menaçaient d’éclater à la surface. Je ne voulais pas y prêter attention. Je fis ce que je savais faire de mieux : les ignorer.
La nuit était tombée depuis un certain temps et le froid s'était abattu depuis, rafraîchissant d'autant plus l’air déjà glacé. Les monticules de neige que les résidents avaient amassés çà et là reflétaient la pâleur de la lune, encore une bonne semaine avant qu’elle ne soit tout à fait pleine. À cette heure-ci, la ville était comme endormie, même si les lumières électriques venaient éclairer les fenêtres, donnant un aperçu de l’intimité des habitants de Reefton. Je m’accoudai à la vitre de la portière pour l’observer, posant machinalement ma botte sur le tableau de bord. J’aimais cette petite bourgade que je voyais comme mon territoire.
Ishmail roulait lentement, en conducteur prudent, d’autant qu’il n’y avait pas lieu d’aller bien loin. Mon plan d’habiter au beau milieu de la ville et ne pas m’en écarter avait bien fonctionné, vu que ça devait faire quelques temps qu’il était dans les parages. Et je ne l’avais jamais rencontré.
— Je vois qu’il y a des choses qui ne changent pas, grogna Ishmail tout en poussant mon pied malvenu. Ma voiture, mes règles, Lockwood.
J’émis un grondement rauque tout en l’ignorant, mais en me redressant.
— Tu devrais peut-être la remplacer, depuis le temps. Je suis même étonnée que cette épave roule encore.
— Tu plaisantes ? Jamais je n'en trouverai une meilleure. Et écoute ce doux ronronnement, ce moteur est en parfaite santé.
Je levai les yeux au ciel. Fichue bagnole. L’apparition du poste de police, enfin du shérif, m’épargna d’avoir à chercher une savante réplique pour l’asticoter.
C’était, comme tout Reefton, un antique bâtiment qui datait de l’époque où les mines attiraient du monde. En bois, avec cette vieille façade typique de l’Ouest américain. Je m’étais bien gardée d’y mettre les pieds, ne serait-ce qu’un jour.
— Allez, un peu de nerf, me secoua Ishmail en me tapotant l’épaule.
Je ne m’étais même pas aperçue d’être descendue de la voiture et d’être restée plantée là devant le poste. Prenant ma plus belle expression grincheuse, je le suivais, grimpant les quelques marches. Je me cognai presque contre son dos quand il s’arrêta, demandant à la personne de l’accueil, une femme d’âge moyen à l’air bien fatigué et maussade, ce qu’il fallait faire pour signaler la disparition d’un individu. Je frissonnai. Tout cela n’annonçait vraiment rien de bon. Je ramenai mes mains contre moi pour me réchauffer tout en mordillant le bout de ma manche entre les dents. Est-ce que le cauchemar allait recommencer ?
La standardiste était partie quelques instants et Ishmail se retourna vers moi en grondant.
— Du calme, Lockwood. Tu es tellement tendue que tu vas mettre les nerfs de tout le monde à vif ici.
Il fit une pause de quelques secondes en me regardant et croisant les bras avant de reprendre.
— Quoique. Tu n’as pas besoin de ça, tu le fais déjà parfaitement au naturel.
Grmphf. Je fis la moue devant son commentaire. J’allai vertement répondre quand la standardiste revint avec deux adjoints au shérif tout fringants dans leur uniforme, il ne leur manquait plus que la fameuse étoile doré sur le veston. Puis, je me figeai. L’une était une Ebède. Son odeur de sous-bois me prit au nez, une fragrance de jasmin se mit à flotter tout autour de nous. Je la sentais danser sous mes narines, m’enveloppant. J’étais cernée. Des années à échapper aux Ebeds, et voilà, pour rien.
Heureusement, son intérêt était concentré sur Ishmail. J’essayais de me fondre dans son musc mentholé, profitant de ses relents dominants pour passer les miens sous silence. Avec un peu de chance, elle ne me prêterait guère attention.
Peine perdue, elle nous toisa des pieds à la tête, son regard vert rencontrant le mien doré. Je vis ses pupilles s’étrécir en même temps que ses narines frémir. Ses sourcils se froncèrent, mais elle resta muette pour le moment. Elle pencha la tête de côté, sa queue de cheval d’un blond soutenu et ensoleillé suivit le mouvement, la main sur la hanche.
— Bien, Maddie nous informe que vous voulez signaler une disparition ? Suivez-moi.
Elle tourna les talons et passa devant, montrant le chemin, tandis que son collègue, un grand jeune homme pas vraiment plus âgé que moi, fermait la marche derrière nous. J’angoissais, ayant l’impression d’être coupable alors que je ne venais que témoigner de faits. Je croisai les bras sur ma poitrine, sur la défensive, entrant dans la salle où une immense table trônait au milieu de la pièce, quatre chaises autour. J’essayais de contrôler ma panique. S’il n’y avait pas le policier humain, j’aurais cru à un piège d’Ebeds.
Ce dernier s’assit, son siège raclant le sol en un son qui nous fit grimacer tous les trois. Il était détendu, à moitié affalé comme s’il n’en avait rien à cirer d’être là, laissant sa collègue mener la danse. Le relent de trop d’assurance mêlé à son after-shave suintait de tous les pores de son être, me donnant une légère migraine. À le voir ainsi, mes espoirs s’amenuisèrent, aucune chance que ce type qui semblait compter sur son charme de surfeur australien pour obtenir ce qu’il voulait prenne au sérieux notre affaire.
Ishmail s’installa en face de l’autre agent, me laissant la place face à ce m’as-tu-vu de première. Réprimant un soupir, j’imitai tout le monde, essayant d’ignorer le vieil éclairage électrique clignotant et les anciennes odeurs de peur, de panique, et de mensonges qui traînaient sur le lieu. Se calmer, c’était la clé n’est-ce pas ?
— On est dans la salle d’interrogatoire ? demanda Ishmail, brisant le lourd silence gênant.
La flic hocha la tête, déposant une liasse de papiers devant elle et s’avança, très droite sur sa chaise.
— Oui, c’est la pièce la plus confortable pour prendre votre déposition.
Comme si « confortable » et « salle d’interrogatoire » allaient bien ensemble. Bonne blague. Je jetai un coup d’œil nerveux à mon compagnon, mais il ne paraissait pas inquiet. Je me frottai les mains pour les réchauffer en ayant une pensée pour « Maddie » qui devait porter un énorme gilet pour ne pas mourir de froid. Ils devaient faire des économies de chauffage dans le budget, et je remerciai encore une fois Juan d’être mon patron et de prendre soin de nous avec une boutique cocooning et surtout un poêle bien chaud.
— Vas-y, Nasrim, je t’écoute, poursuivit-elle en faisant cliquer son stylo.