Ishmail sembla en prendre son parti, car il ne poursuivit pas davantage le sujet qui fâche. À la place, il me fit signe de le suivre, m’entraînant vers la toute fin de l’openspace. Là se trouvait un bureau, accolé au mur. Sara ne regardait pas le paysage en travaillant, mais elle avait accroché bon nombre de choses pour s’occuper les yeux. Des Post-its surtout, et quelques photos, et un énorme charabia sur une carte du Parc, avec des croix rouges et des dates sous chacune d’entre elles. Je fronçai les sourcils.
— Qu’est-ce que c’est ?
Ishmail tapota les symboles des doigts.
— Sara bûchait sur les cas de braconnages du Parc. Chaque croix représente un animal mort, identifié comme étant abattu par l’homme sans autorisation. Elle essayait de repérer un schéma.
Son expression se renfrogna en regardant la carte et croisa les bras.
— Comme tu le vois, ils sont en plein centre du Parc, mais près de chemins fermés ou très peu fréquentés.
— Sara ne m’en avait jamais parlé. Elle mentionnait surtout les visiteurs de l’accueil et leurs questions saugrenues.
— J’imagine qu’elle ne voulait pas t’ennuyer avec ça.
Je poussai un soupir, dépitée.
— Pourquoi les gens s’embêtent-ils à braconner dans un parc ? Je veux dire, ce n’est pas comme si la chasse était interdite à l’extérieur et il y a tout autant de gibier…
— Il y a pas mal de raisons pourtant. Les animaux du Parc ont l’habitude de ne pas être chassés et sont donc beaucoup moins méfiants des hommes et des véhicules, contrairement aux animaux extérieurs. De ce fait, les animaux âgés sont bien plus nombreux, et les trophées sont bien plus imposants. Parfois, les chasseurs n’obtiennent pas non plus leur permis, ou ce n’est pas encore la saison pour chasser le gibier qu’ils convoitent.
— À ce point ?
Je foudroyai la carte des yeux, posant la main sur la série de croix rouges.
— Ne sous-estime pas l’orgueil, la vanité et l’avidité, Lockwood. Jamais.
Je pinçai les lèvres, c’était une leçon que j’avais apprise il y a bien longtemps.
— Pas besoin de me faire la morale sur ça, j’en connais un chapitre, je crois.
— Tu parles de Noah ? me demanda-t-il, surpris par mon ton amer.
Je ne fis aucun commentaire et je choisis de l’ignorer. Au lieu de ça, je m’assis à la place de ma colocataire. Son fauteuil s’affaissa légèrement sous mon poids avant de se mettre à tourner. Je le rapprochai du bureau, regardant ce qui traînait dessus, cherchant des yeux des indices utiles. Mes mains éprouvèrent également les tiroirs, voire si quelque chose était fermé ou non.
Celui du bas était rempli d’énormes classeurs administratifs, pas vraiment de quoi en tirer grand-chose à priori. Le premier quant à lui contenait surtout des stylos et des feutres, et du petit matériel pour bien écrire. Rien d’intéressant non plus.
Je portai mon attention sur le plateau du bureau. À première vue, il était bien rangé. Le pot à crayon à côté du sous-main. Le clavier sur ce dernier. L’écran surélevé, l’unité centrale bien cachée. Quelques papiers sur le côté qui s’empilaient et des livres sur la faune et la flore tout au bout. Je me mordillai le bout du pouce d’une main, réfléchissant.
— Elle a bien dû garder quelques brochures des endroits qui l’intéressaient quand même…
Je pris la pile de paperasse, examinant chaque livret, un par un. Des dépliants vantant la géographie du Wuruhi datant d’il y a quelques années, d’autres cartes du Parc, un récapitulatif des chemins de randonnée avec la difficulté et le dénivelé annotés, un exemplaire des livrets des Junior Rangers… Cette piste-là ne menait à rien. Je farfouillai dans chaque fascicule à la recherche d’un papier oublié, mais à priori, Sara aimait montrer que son bureau était professionnel. Puis, je soulevai le sous-main en cuir, déplaçant le clavier, et je vis s’étaler devant mes yeux de nombreux Post-its colorés. Bien, voilà quelque chose d’intéressant !
— C’est donc là que tu mettais tes notes personnelles… murmurai-je pour moi-même, faisant fi de l’ouïe de mon camarade Ebed.
Comme un appel d’air, je sentis le musc de ce dernier remuer, se penchant derrière moi pour regarder ça. Je me tortillai nerveusement sur mon fauteuil, n’aimant pas avoir un prédateur dans mon dos. Et pourtant, sa proximité mouvait des choses dans mon bas-ventre, ramenant d'anciens souvenirs et de vieilles sensations à la surface. Je me fis violence pour les faire taire et je me concentrai sur ma découverte. Des abréviations, accompagnées de numéros de téléphone pour la plupart. Il y en avait une dizaine.
— Plus qu’à faire le tri.
— Je connais celui-là, dit-il d’un ton calme tout en tapotant de son doigt le papier carré. C’est le numéro de notre personnel des Ressources Humaines.
— Sara a des problèmes avec des employés du Parc ?
Ishmail secoua la tête, d’un mouvement dénégatoire.
— Non, mais ça lui arrive de temps en temps d’aider les plus timides.
— Ça ne m’étonne pas d’elle. Bon, mettons celui-là de côté dans ce cas.
Je posai le Post-it d’un côté et rassemblai tous les autres de l’autre. On fit ainsi un premier tri, écartant tous les numéros qu’Ishmail connaissait déjà. C’était amusant, j’aurai cru que Sara avait tous ses numéros de téléphone enregistrés sur son portable, puis je me fis la réflexion que je l’avais vue casser pas moins de deux téléphones en quatre mois. Maladresse, quand tu nous tiens… Je ne fus donc qu’à moitié surprise de voir mon numéro apparaître, le mettant sur la pile avec tous ceux que nous avions reconnus.
— Sara ne peut pas avoir un répertoire comme tout le monde n’est-ce pas ?
— Vu son côté pragmatique, il est plus facile de jeter un Post-it que de barrer un nom dans un carnet, tu ne crois pas ?
C’est vrai que cela lui allait bien. Sara collectionnait les aventures, bien qu’elle ne les ramenait jamais à la maison, mais c’était un bon moyen de faire le tri et de tourner la page quand tout était fini. Finalement, nous arrivions à une vingtaine de numéros à vérifier.
— Je peux rester ici et utiliser l’ordinateur de Sara pour chercher ceux-là ? demandai-je en me tournant vers le Grand Méchant Loup qui me servait de compatriote Ebed.
Il me donna son accord d’un hochement de tête, allumant l’unité centrale puis entra le code du personnel du Parc.
— Fais attention à ce qu’il ne se mette pas en veille. Tiens-moi au courant, Lockwood.
Ishmail tapota le dossier de mon fauteuil avant de me laisser seule faire ces recherches, son musc mentholé s’éloignant, ma part Ebède cédant alors au désarroi. Après tout, il avait un travail pour lequel il était payé à faire ici. Je le suivis des yeux un instant, puis je me tournai vers l’écran et le clavier, me reprenant, ouvrant la page web d’un annuaire inversé. Plus qu’à me concentrer sur ma tâche et les noter dans un carnet. Moi, j’allais prendre grand plaisir à barrer les fausses pistes au fur et à mesure.