Il m’invita à prendre place avec mon breuvage près des fenêtres qui donnaient sur la rue avant de partir chercher un plateau bien trop fourni. Je ne pus que m’exécuter devant l’entrain de mon patron en m’installant, tandis qu’Ishmail suivit le mouvement et s'assit en face de moi, posant son cappuccino à la noisette où la crème formait encore de jolies feuilles épanouies, une attention de Gypsie, elle était vraiment douée pour ça. Je trempai mes lèvres dans la tasse et aspirai le liquide velouté qui me brûla l’œsophage, mais qui apaisa aussi mon cœur dans la tourmente. Le chocolat chaud, rien de tel pour se sentir un peu mieux.
Je levai le menton vers mon compatriote. Sa large main autour du gobelet, il regardait d’un air absent par la grande baie vitrée.
Je me raclai la gorge :
— C’est pour te donner bonne conscience ou pour bien te faire voir de ta cheffe que tu me proposes un logement ?
Ses yeux se posèrent sur moi rapidement, puis il se recala dans sa chaise, bien en face de moi avant de me répondre :
— À vrai dire, c’est autant pour toi que pour moi. On sait tous les deux que c’est une très mauvaise idée que tu restes seule chez toi en ce moment, même si tu ne le reconnaîtras jamais. Et tu sais pourquoi. Mais oui, j’avoue que cela permettra d’apaiser tout le Collectif aussi de savoir que tu es sous « bonne garde ».
Il leva un sourcil et me fit un sourire narquois.
— Tu as toujours eu le don de mettre tout le monde sur les nerfs sans exception. À priori, ça n’a pas changé.
Comment ça « tout le Collectif » ?
— C’est l’adjointe qui t’a parlé, c’est ça ? À peine est-elle partie qu’elle a rapporté ?
Je ne pus m’empêcher d’être véhémente et un chouïa méprisante, tout en triturant le petit pot fleuri de roses posé au centre de la table. Franchement, cafter alors qu’elle était en tort ? Ne pouvait-elle pas se comporter en adulte et essayer de régler ses soucis par elle-même plutôt que de faire le gentil toutou ? Je croisai les bras, clairement mécontente que mes exploits diplomatiques avec la loi soient déjà un sujet de commérages au sein de ce fameux « Collectif ».
— Des ennuis avec Duchesne ? Si tôt ?
Les deux sourcils haussés cette fois-ci, Ishmail portait l'étonnement sur son visage. Puis, il secoua la tête, se redressant, appuyant ses deux coudes sur la table, même s’il tenait toujours aussi précieusement son cappuccino. Je grognai en m’expliquant.
— Elle est venue ce matin avec son collègue pour m’interroger sur Sara. Elle a essayé de me Dominer.
Je me renfrognai, carrant les épaules et agrippant à deux mains l’assiette de ma chaise, regardant de côté. Le bois dur était prêt à craquer sous mes doigts. J’avais eu souvent des ennuis dans le passé à cause de mon attitude bravache, mais je ne pouvais plus le supporter.
— Qu’est-ce que tu entends par « Dominer » ?
Mon futur colocataire m’observait avec attention, espérant avoir mal compris. Il y avait dominer et Dominer. On pouvait baisser les yeux envers son Patriarche quand ce dernier nous toisait sans qu’il n’ait à projeter quelques ondes que ce soit. On reconnaissait ainsi son autorité naturelle. C’était un signe de respect. Et il y avait la Dominance. Où un Ebed s’imposait de force.
— Dominer comme dans Dominance. Elle a essayé de me dicter sa volonté et de me faire plier, marmonnai-je en touillant mon chocolat chaud et regardant avec attention les volutes de crème se mélanger au breuvage marron.
Généralement, c’était à ce moment-là qu'on me réprimandait à la maison. Quand j’avais forcément fait quelque chose qui n’était pas correct. Comme rosser ce crétin d’Aaron parce qu’il se croyait supérieur à tout le monde, et que tout le monde l’y encourageait d’ailleurs. Et que l'unique chose à faire aurait été de s’agenouiller devant lui juste pour son bon plaisir.
J’attendis les reproches. Comme ils ne venaient toujours pas, je levai de nouveau les yeux vers Ishmail. Il avait le regard orageux, ses sourcils noirs arqués, se rejoignant quasiment en leur centre. Son corps était tendu. Il n’était pas en colère, il était carrément furieux ! Contre qui ? Allais-je payer plus tard lorsque nous serions à l’abri des indiscrets ?
Puis, comme sentant que je me préparais à recevoir, réagissant à son agressivité passive, il se força à décontracter ses muscles un à un et ses traits se relâchèrent, secouant la tête.
— Duchesne n’aurait pas dû faire ça, Lockwood, jamais. C’est elle qui est en tort. Pas toi.
Il se rencogna dans sa chaise.
— Ceci dit, j’aurais bien voulu voir son visage quand elle t’a eu en face, ajouta-t-il pour détendre l’atmosphère.
— Rien de tout ça, grognai-je. Je n’avais pas envie de finir en tôle pour m’être emportée à lui renvoyer à coups de poing la monnaie de sa pièce.
— J’imagine que ça n’a pas dû être facile de te contenir, ricana-t-il.
D’une gorgée, il termina sa boisson, mais je pouvais voir à son attitude qu’il n’avait pas encore classé l’incident. Allait-il réellement me protéger ? Je n’étais donc pas en train de me jeter en pâture aux loups de mon plein gré ? Avais-je… un espoir ? Je fronçai les sourcils, pas certaine de vouloir donner vie à ces prémices de bon augure.
— Je suis sûre qu’elle me le fera payer plus tard, bougonnai-je.
— On verra ça. Allez viens, fit-il en se levant. On va passer chez toi pour que tu prennes quelques affaires. Hors de question que je te laisse seule plus longtemps avec Duchesne qui fait n’importe quoi.
— Je n’ai pas encore récupéré les clés de la Précieuse, m’alertai-je en regardant vers le Comptoir d’où Juan était parti, forcément.
— Je t’amènerai au boulot. Tu rentreras avec ta « Précieuse » à ce moment-là. Ce sera mieux en connaissant le chemin.
— Bien, bien, devant tant de logique, je ne peux que m’incliner, Monsieur-qui-pense-à-tout.
Je me levai, enfilant ma veste tout en laissant un pourboire à Gypsie. Ma nuque se mit à me brûler, si soudainement et si fort que je ne pus que me retourner. Comme si… quelqu’un m’observait.
À travers la vitre, je ne voyais que la rue calme et verdoyante, avec ses quelques bancs et ses passants.
— Un problème Lockwood ?
Je secouai la tête, incertaine. Encore ma psyché qui s’imaginait des choses ? Probablement. Je pouvais me l’admettre à moi-même, je n’étais plus très saine d’esprit.
— Non, rien. Allons-y.
Mon compatriote acquiesça et nous nous dirigeâmes vers son pick-up. Allez, c’était parti pour le grand saut vers l’inconnu et les ennuis !