Suivant son indication, je me retournai et tentai alors de contenir tout à l’intérieur ma grimace. Les agents Duchesne et Richardson, en bon duo et en uniforme qui attendaient qu’on vienne à eux sur le pas de la porte. Chouette. Prenant une profonde inspiration et serrant contre moi mon plateau vide, je m’avançai vers les deux représentants de la loi. Au moins, vu que l’adjoint humain était là, Duchesne n’allait pas me sauter à la gorge pour l’humiliation qu’elle avait subie la dernière fois. Bien.
Pourtant, derrière eux, il y avait également un troisième comparse, habillé en civil quant à lui, qui regardait les pâtisseries du Comptoir d’un air curieux. Richardson observait la même chose. Peut-être que je pourrai me débarrasser d’eux assez rapidement.
— Bonjour, que puis-je pour vous ? demandai-je tout en passant de l'autre côté de la vitrine des gourmandises, posant mon plateau et me barricadant derrière mes gâteaux, mes nouveaux remparts.
— Simple visite de courtoisie, Mademoiselle Lockwood, me répondit Duchesne en passant les mains dans sa ceinture. Nous sommes venus vous informer que vous n’êtes plus officiellement sur la liste des suspects.
Chouette.
— Même si votre déménagement précipité ne jouait pas en votre faveur, me fit-elle remarquer en levant un sourcil, affirmant son expression goguenarde.
Elle et moi, décidément, ce ne serait pas encore aujourd’hui qu’on deviendrait meilleures copines. Je poussai un profond soupir.
— Je sais, mais ce n’est pas comme si j’avais eu le choix. On m’a informée que je devais quitter les lieux au plus tôt. Mon arrangement de logement avec Sara n’a pas vraiment été fait dans les règles. Sa famille arrivait pour s’occuper de ses affaires, ajoutai-je d’un ton lugubre.
Je baissai les yeux. Se rappeler la mort de Sara était toujours aussi douloureux et mon cœur se resserra encore une fois. L’adjoint Richardson profita de cet instant pour lever la tête des moelleux au chocolat et prit le relais de sa coéquipière pour une fois :
— Nous le savons. Monsieur Fisher, ici présent, nous a tout expliqué.
Je papillonnai des yeux devant cette annonce et détaillai le nouveau venu de manière circonspecte. L’homme, à la trentaine passée, était plutôt grand et bien bâti. Ses boucles brunes tombaient mollement sur son front, démotivées par son humeur accablée. Son regard bleu, de la même nuance que Sara, déversait sa tristesse à tous ses interlocuteurs, sans parler des cernes noirs, plus gros que des valises. Avec sa barbe de trois jours, il en devenait souffreteux et négligé, écrasé par son chagrin. Pourtant, avec la ligne carrée de sa mâchoire, cela devait être un bel homme au quotidien. Il avait également des petites rides au coin de sa bouche et de ses yeux, attestant de son caractère rieur, bien qu’impensable vu les circonstances actuelles. Il semblait flotter dans ses vêtements, une chemise bleue rentrée dans son jean, surmontée d’une veste noire. Comme si la nouvelle du décès de sa sœur lui avait fait perdre quelques kilos. Avait-il lui aussi une préférence pour les shampoings à la vanille ? Mon odorat me manquait.
Il s’avança vers moi, me tendant la main :
— Je suis Alessandro Fisher, le frère aîné de Sara, annonça-t-il. Vous êtes bien l’ancienne colocataire de ma sœur ?
— Je suis désolée de faire votre connaissance en de telles circonstances, murmurai-je tout en lui serrant la main. Mais oui, je suis Micaiah.
— Je tenais à vous présenter mes excuses d’avoir ainsi chamboulé votre quotidien.
— Ce n’est rien. Je… Étant donné que j’ai trouvé une solution, ce n’est… ce n’est pas grave.
J’avais quelques trémolos dans la voix, que j’essayais de garder sous contrôle. Mon quotidien avait de toute façon été chamboulé par la mort de Sara. Du fait qu’elle ne reviendrait plus. Qu’elle avait cessé d’exister.
— Que puis-je pour vous ?
Je répétai ma première question, avec plus de compassion cette fois-ci.
Je ne pouvais clairement pas penser qu’ils venaient juste pour me présenter le frère de Sara. Celui-ci se racla la gorge.
— En fait, je voulais prendre vos coordonnées, avec votre accord, pour vous inviter pour les obsèques de ma sœur quand elles pourront avoir lieu.
Oh.
Je hochai piteusement la tête. J’étais toujours sous le choc du meurtre de ma colocataire et ne réfléchissais pas à son dernier repos. Cela voudrait dire que tout serait terminé pour de bon. Je devais devenir livide, car Alessandro Fisher se gratta nerveusement le crâne, ne sachant plus où se mettre.
— Excusez-moi, je.. Bien sûr, vous n’êtes pas obligée…
— Si, je viendrai, le coupai-je, levant mes yeux dorés vers lui.
Il m’était d’autant plus difficile de parler, ma gorge était trop nouée. Je scrutai autour de moi, cherchant un papier et un crayon, et griffonnai dessus mon numéro de téléphone et ma nouvelle adresse.
— Je.. Voici mon numéro de téléphone et mon adresse. Je… Pour Sara.
Je lui tendis la minuscule cartonnette, toute rose, car il s’agissait de la carte de visite du magasin. Alessandro me la prit avec une certaine douceur, lui jetant un regard avant de la ranger dans la petite poche de sa veste. Puis, il examina avec une bonté manifeste les pâtisseries dans la vitrine qui montraient leurs plus belles rondeurs appétissantes.
— Sara me parlait beaucoup de ce magasin. Elle adorait vos viennoiseries. Serait-ce possible d’avoir un assortiment de ses gâteaux préférés ? murmura-t-il.
Cet homme devait aimer sa sœur pour avoir cette attention, je ne savais plus où me mettre, mais comme consolation, Duchesne également. Elle se trémoussait en jetant des regards nerveux aux alentours. Richardson, quant à lui, bavait toujours devant la nourriture exposée.
— Bien sûr, répondis-je en secouant mes boucles, je vous prépare ça tout de suite.
Mes vieux réflexes prirent le dessus et j’attrapai l’emballage en carton, réfléchissant à ce que Sara aurait voulu faire goûter à son frère chéri. Je saisis quelques muffins au chocolat, myrtille et fraise, ainsi que des donuts au glaçage à la vanille. J’y ajoutai un moelleux au chocolat pour faire bonne mesure, les emballant en me rappelant tous ces matins où Sara venait chercher les gourmandises pour faire plaisir à son entourage. Je pus enfin sourire à Alessandro Fisher en lui offrant la boîte.
— Voilà, c’est ce que Sara préférait. Elle aimait les réchauffer avant de les déguster, surtout le moelleux au chocolat, pour avoir le cœur coulant.
— Merci beaucoup à vous, je le ferai ce soir. Je…, il balbutia. Si vous avez encore des affaires à récupérer dans l’appartement, n’hésitez pas à passer. Je ne voulais pas vous chasser.
Je secouai de nouveau la tête.
— Ne vous en faites vraiment pas. Il fallait. Je… J’ai pu m’arranger avec des amis. Merci de votre prévoyance, ajoutai-je avec un sourire triste.
Il me le rendit, et me dit au revoir d'un mouvement du menton.
— J’espère que l’on se reverra dans des circonstances plus joyeuses. À bientôt. Merci beaucoup, adjoints Duchesne et Richardson.
Il se tourna vers lesdits adjoints et les salua de même avant de tous nous quitter, tenant la boîte de pâtisseries avec la plus grande des précautions comme si cette dernière refermait un peu de l’âme de mon ancienne colocataire. Je lâchai un soupir, une tension se libérant en moi. Les flics étaient toujours là.
— Que puis-je donc pour vous, encore une fois ? demandai-je, laissant poindre mon exaspération de les voir sans arrêt englués dans mes pattes.
Duchesne croisa les bras, me toisant avec cette fois un léger mépris dans le regard, mais resta silencieuse. Quant à Richardson, il se redressa et m’adressa un sourire goguenard, ce qui avait le don de me taper sur les nerfs.
— Quelques gâteaux pour moi aussi, mais mettez-moi un assortiment de tous. À force de venir dans le coin, ils me donnent envie !
Il passa une main dans ses cheveux et s’accouda au Comptoir, faussement séducteur. Je levai les yeux au ciel, au moins, c’était une approche lourde et sans ambiguïté. Je façonnai la boîte en carton avant de prendre les pâtisseries les plus chères, le hasard fait bien les choses, non ?
— Et vous en voulez combien comme ça ?
— Une bonne dizaine, j’ai toujours un grand appétit, continua-t-il en retroussant ses lèvres d’un coin, laissant entrevoir ses canines un peu trop pointues pour être vraiment jolies.
Je jetai un œil de côté vers Duchesne, était-elle au courant que son collègue aurait pu être un véritable prédateur bien dangereux ? Les mots de Monsieur Bill me revinrent en mémoire, et mon regard se tourna vers sa chaise, vide à présent. Il n'était plus là. Sigh. Adieu mon pourboire du jour, généralement, il me le donnait en m’annonçant son départ, mais comme j’étais bien occupée avec ces représentants de la loi, il avait dû renoncer. Irritée intérieurement, je refermai la boîte pour la tendre à Richardson.
— Merci, ma jolie, se fendit-il d’un rictus, sûr de lui. Si elles sont aussi bonnes qu’on le dit, je deviendrai un habitué.
— Ce sera avec un plaisir, monsieur l’adjoint, répondis-je de mon sourire le plus hypocrite.
Mon corps entier était crispé. Les yeux de Duchesne étaient rivés sur moi, comme si elle s’attendait à ce que je pète un câble – ce que j’avais grandement envie de faire. Mais elle aurait eu alors une excuse toute trouvée pour m’accuser d’être trop folle pour être sauvée, trop dangereuse, agressive. Utilisait-elle son collègue agaçant dans ce but ? Ou virais-je complètement parano ?
« Tu es déjà folle. Tu tentes juste de le cacher. »
Super. Maintenant, Noah s’y mettait aussi. J’inspirai profondément, reprenant le contrôle de mon corps à défaut de mon esprit.
« Oui, tu peux toujours essayer de faire bonne mesure, mais on sait de quoi il retourne toi et moi. En même temps, vu son degré de nuisibilité, ce ne serait pas un mal pour la Terre que de se débarrasser de ce type. »
J’en eus des frissons à cette pensée soufflée. C’était peut-être Noah qui était folle et pas moi ? Allons donc. Je secouai la tête et encaissai Richardson, puis la redressai, plantant mes yeux dans un air de défi envers Duchesne. Elle ne m’aura pas eu cette fois.
— Merci de votre visite, bonne dégustation, abrégeai-je, espérant clore la menace qui manquait d’exploser sous mon crâne.
Duchesne fit un lent sourire, narquois, avant de se tourner vers la porte. Elle savait que je n’allais pas pouvoir tenir beaucoup plus longtemps. Quant à son collègue, il me fit un salut de la main.
— Merci encore, à très bientôt !
— Et restez dans le coin, Mademoiselle Lockwood, on aura peut-être besoin de vous, ajouta ma nouvelle ennemie avant de sortir.
Lorsque le carillon de la porte tinta, je m’effondrai derrière mon Comptoir, épuisée mentalement. Même ma gerbe de roses n’arrivait pas à m’apporter le moindre réconfort. Jamais je ne survivrai à cette Pleine Lune.